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JUGEMENT TÉMÉRAIRE


malice au dehors. C’est en notre esprit une brèche à la réputation d’autrui, c’est l’ébauche d’une médisance ou d’une calomnie silencieusement élaborée. Que manque-t-il à l’acte pour qu’il se transforme en une injuste détraction ? Une parole, un signe, parfois même un silence calculé ?

La charité en même temps que la justice, subit une atteinte : car le défaut d’estime ou mépris s’accompagne presque toujours d’aversion et de haine. Rien, par conséquent, dont la charité se défende autant que du jugement téméraire. Elle ne pense point le mal, nous dit saint Paul. I Cor., xiii, 5. C’est le goût et le besoin de la charité de ne pas regarder en autrui, ce qu’on voudrait n’y voir jamais, de supposer aux autres les qualités et le mérite qui honorent, de parler et même de penser d’eux en ce sens. S’ils ne sont pas bons, vertueux ou saints, ils peuvent retourner leur vie, et nous précéder dans le royaume des cieux. Ainsi raisonne la charité ; et s’abstenant de toute appréciation défavorable, elle est d’accord assez souvent avec la vérité et le bon sens.

Cependant le jugement téméraire, considéré dans sa malice spécifique, est un péché contre la justice. C’est la violation d’un droit du prochain, celui de n’être point méprisé ou jugé mauvais sans raison. Ce prochain pourrait-il demeurer indifférent à l’idée que nous le mésestimons ou le condamnons dans notre for intérieur ? Saint Thomas observe, il est vrai, que le jugement téméraire n’est directement une injustice, que s’il s’extériorise dans un acte, puisque le juste et l’injuste ont pour objet propre des opérations externes. Le jugement simplement intérieur n’est qualifié d’injustice que par comparaison avec le jugement extérieurement signifié. Sum. theol., lia Ha », q_ LX> a _ 3 ; ad 3um.

Les auteurs notent, en outre, que tous les jugements défavorables sont des péchés de même espèce morale ; car c’est un même refus injuste de l’estime qu’on retrouve en chacun. D’où il n’est pas nécessaire de déclarer en confession en quelle matière on a jugé témérairement.

III Gravité. — Le jugement téméraire est un péché grave de sa nature, ex génère suo. Les paroles sévères et pleines de menaces de l’Évangile le font assez entendre. « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés. » Luc… vi, 37. « Car vous serez jugés selon que vous aurez jugé. » Matth., vii, 2. Au reste, il y a dans le fait de juger quelqu’un défavorablement sur de" légers indices, un déni de justice à son endroit, un mépris formel de sa personne. On objecte sans doute contre la gravité de la faute, que par le jugement téméraire le prochain n’est pas diffamé, sinon près d’un seul, qu’en le jugeant on garde par devers soi le mal qu’on en pense. Il importe peu, du moment que ce péché est un cas non précisément de détraction, mais de mésestime.

Le jugement téméraire, à n’en pas douter, est grave lorsqu’il réunit toutes les conditions suivantes. Celle-ci d’abord, d’être un jugement véritable, autrement dit, un assentiment ferme de l’esprit et non un soupçon, uti doute ou même une simple pensée désavantageuse. Il faut, en second lieu, que la matière en soit grave ou de nature à porter une atteinte considérable à l’estime due au prochain ; il faut de même qu’il vise une personne déterminée et connue. Le péché ne serait que véniel si la matière était légère, ou que la personne dont on’pense mal, fût indéterminée entre plusieurs ou une inconnue rencontrée par hasard. Le jugement doit enfin être notablement téméraire. Il est tel assurément lorsque celui qui juge s’aperçoit, au moins confusément, et de la gravité du mal qu’il pense et de la futilité des raisons qui déterminent son appréciation.

S’il arrivait donc qu’on eût de sérieuses raisons de juger, ou que la disproportion entre le ferme assentiment de l’esprit et ses motifs ne fût pas tellement grande, on ne commettrait pas de faute ou le péché ne serait tout au plus que léger.

Quant au soupçon et au doute téméraires, ils ne sont de leur nature que péchés véniels ; car ils ne font l’un et l’autre que diminuer ou rendre moins certain le droit du prochain à notre estime. Cependant ils pourraient devenir fautes graves, s’ils procédaient de la haine ou qu’on les entretînt par malice. Il y aurait encore péché mortel à s’y arrêter de propos délibéré, si le soupçon et le doute avaient pour objet quelque crime énorme dont on suspecterait une personne très respectable, de haute piété.

Excusables assurément ou même sans aucune faute, , sont les pensées désavantageuses qui hantent parfois l’imagination, fatiguent l’esprit et dont se tourmentent beaucoup de bonnes âmes, quoique leur volonté n’y ait point consenti ou n’y ait consenti que d’une manière imparfaite. On doit présumer que les jugements, soupçons ou doutes téméraires dans les personnes d’une conscience timorée et qui en ont une vive aversion, ne sont point volontaires ou qu’ils ne le sont pas suffisamment pour être mortels.

Être attentif à se préserver de tout jugement ou soupçon téméraire, ce n’est point pour autant perdre le souci de soi-même et de ses intérêts. Il est permis, par exemple, il est sage même de fermer sa porte, de placer sa bourse hors de la portée de toutes les mains, de ne point s’ouvrir indifféremment à tout le monde. Ce sont là des mesures de vulgaire prudence ; la nécessité où nous sommes de mettre notre personne et nos biens en sûreté les dicte, et non une mésestime quelconque du prochain. Si la conscience nous défend de juger mauvais celui-ci sans preuves certaines, nous ne sommes pas obligés cependant de le regarder positivement comme un homme probe. La réserve dans les appréciations dont nous faisons preuve, est chose négative, et il nous faut une garantie positive pour nous protéger efficacement nous et nos intérêts. Donc il est permis de se précautionner vis-à-vis d’inconnus, d’étrangers ; de même les supérieurs, les maîtres et les parents, feront bien de ne pas accorder une confiance aveugle à leurs enfants et inférieurs, mais de veiller sur leur conduite, afin d’empêcher le mal et de procurer le bien. Cependant dans les mesures que leur commandera la prudence, ils devront en général, tenir secrets ou ne pas communiquer à d’autres sans nécessité, les motifs qui les font agir.

IV. Causes et Remèdes.

Parmi les causes des jugements téméraires, il faut citer en premier lieu la malignité naturelle du cœur humain. Pourquoi chez beaucoup la disposition à appréhender en quelque sorte le prochain de vive force, à le traîner devant le tribunal de leur propre esprit ? Pourquoi une inclination très forte à le condamner avant de l’avoir entendu, sur d’injustes préventions ? Pourquoi tant de rigueur et de sévérité pour autrui ? Parce qu’on porte dans le cœur un fond de malice cachée, inconsciente peut-être. On n’aime pas. Que dis-je ? Au lieu d’un sentiment de bienveillance, on n’éprouve que de l’éloignement et de l’aversion. Sous l’empire de cette funeste disposition la raison fléchit ; elle incline vers un jugement défavorable, inique ; la sentence qui en procède n’absout jamais, elle condamne toujours. Ou s’il n’existe aucun motif d’antipathie ou de rancune, on juge mal étant soi-même mauvais. Quelle pente de l’esprit humain à juger les autres d’après soi ! C’est un fait d’expérience et qui éclaire pleinement cette vérité : plus une personne est bonne, vertueuse et moins elle se sent portée à juger témérairement ; au contraire, plus un homme est vicieux, et plus il juge les autres avec une perverse