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JOACHIM DE FLORE. LE JOACHIMISME


gieux, très souvent déplacés, et par la discipline en somme très paternelle de l’ordre ; on est frappé de voir le joachimisme apparaître presque simultanément dans toutes les provinces. L’autorité ecclésiastique témoignait à cet égard d’une singulière curiosité, témoin l’invitation adressée par Innocent IV à Hugues de Digne, de prêcher à Lyon, devant les cardinaux.

« Nous avons entendu dire que tu es le successeur de

l’abbé Joachim dans la prophétie et un grand joachimite. .. Parle-nous donc et instruis-nous. » Hugues parle donc, devant les cardinaux qui l’écoutaient avec une certaine défiance dédaigneuse : Cujusmodi rumores habet homo iste ? mais au fond désiraient entendre de lui ces rumeurs, et multa fulura, p. 231. Hugues de Digne se vante à Salimbene d’avoir profité de l’occasion pour tenir au Sacré Collège, impunément, le plus rude langage. Tellement on était alors porté en haut lieu à juger le joachimisme chose inofîensive et digne peut-être d’être prise au sérieux I L’autorité impériale, là où elle était la maîtresse, se montrait moins tolérante ; témoin cet abbé de l’ordre de Flore, des environs de Pise, qui dépose chez les mineurs du couvent de Pise tous les livres de Joachim qu’il possédait, dans la crainte que l’empereur ne détruise son monastère. Salimbene, p. 236. Il ne faut d’ailleurs pas, comme on l’a essayé, expliquer par ce hasard l’introduction du joachimisme dans l’ordre. Le fait se place entre 1243 et 1247. A voir combien était grande la diffusion du joachimisme, très peu de temps après, il faut qu’elle ait commencé beaucoup plus tôt. De toutes façons, la doctrine paraît avoir établi entre ses adeptes quelque chose qui ressemble à une francmaçonnerie. Parmi ses attraits, il faut compter celui de l’ésotérisme, sinon encore du fruit défendu.

Ce n’était déjà plus du pur joachimisme qu’il s’agissait. Car en même temps que le vrai Joachim, et davantage peut-être, on lisait l’abondante littérature, qui naissait précisément alors, d’écrits attribués à Joachim ou d’inspiration analogue. La plupart ont ce trait commun, et nouveau, de prétendre être des prophéties proprement dites et des révélations nouvelles, tandis que l’abbé de Flore s’était donné seulement pour l’interprète des prophéties bibliques. A défaut de l’étude générale et approfondie qui manque encore, on aura pour s’orienter les articles déjà indiqués, de Friederich, qui donne des analyses développées des commentaires sur Jérémie et Isaïe, ceux de Holder-Egger, et le livre de Kampers, Z)<e dcutsche Kaiseridee in Prophétie und Sage, qui embrasse d’ailleurs une période beaucoup plus vaste que celle qui est l’objet de cet article. Les franciscains furent souvent les auteurs ou les propagateurs de ces écrits. Nous ne pouvons que les caractériser brièvement dans leur traits communs. Abstraction faite du De semine scripturarum, qui appartient à une époque un peu antérieure, voir col. 1431, dont l’influence, pour autant que nous la connaissons, s’est exercée plus tard, trois tendances générales y apparaissent, dont les deux premières, tout au moins, étaient, et pour cause, tout à fait étrangères à l’abbé de Flore, et caractérisent précisément le pseudojoachimisme du milieu du xiiie siècle. 1. Ils sont (il s’agit notamment des commentaires sur Jérémie et sur Isaïe, sur la Sibylle et sur Merlin) violemment hostiles à Frédéric II, traité comme l’Antéchrist, avec un mélange de haine et de terreur sacrée ; on détestait en lui le fauteur de Satan, on révérait l’exécuteur des desseins providentiels, l’agent des châtiments et des purifications nécessaires. A propos de la mort de l’empereur, Salimbene, p. 174, a fort bien exprimé ce double sentiment : « Je frémis, quand je l’appris, et pus à peine le croire. J’étais en effet joachimite et je croyais, et j’attendais et j’espérais que Frédéric ferait encore des maux plus grands que ceux qu’il avait faits,

quoiqu’il en eût fait beaucoup. » La légende célèbre de la survie et du retour futur de Frédéric est probablement d’origine joachimite. Toute cette littérature est brûlante d’une espèce de fièvre « obsidionale », et se ressent des émotions d’une lutte inexpiable. Ceci vaut pour l’Italie, car en Allemagne, en 1248, on voit poindre, cf. Vôlter, Die Secte von Schwâbisch-Hall und der Ursprung der deutschen Kaisersage, dans Zeitschrifl fur Kirchengeschichte, t. iv, p. 360, une curieuse secte, cf. Annales Stadenses, dans Monumenla Germ. hist., t. xvi, p. 371, et Epislola fratris Arnoldi O. P. de correclione Ecclesix, édit. Winkelmann, qui paraît bien se rattacher au joachimisme, mais est en révolte ouverte contre le pape, contre les ordres mendiants (quoique fondée par des dominicains), et patronnée au contraire par Frédéric II et son fils Conrad. Par un singulier renversement des rôles, cz n’est plus Frédéric, mai. le Saint-Siège, qui est l’Antéchrist. En un mot, un néo-joachimisme à l’usage de l’Allemagne. — 2. Les écrits pseudo-joachimites glorifient avec exaltation les mendiants et surtout les franciscains. — -3. Ils ne tarissent pas sur la corruption du clergé. Exagérant les idées du vrai Joachim, ils condamnent en son principe la grande institution politique et administrative que devient déplus en plus l’Église. Vis à-vis de la papauté, le langage, encore strictement orthodoxe, car la primauté du pape n’est pas niée, est d’une singulière amertume dans la critique et va souvent jusqu’à l’injure. Pour l’auteur du Commentaire sur Jérémie, l’Église romaine est déjà la grande prostituée de l’Apocalypse ; il vaudrait mieux pour le pape Silvestre qu’il ne fût jamais né ; le patrimoine de l’Église, reçu par lui, a été pour elle l’arbre de la science du bien et du mal. Le joachimisme manifeste ici un principe d’anarchie, destructeur de la notion d’Église. On saisit déjà le lien qui l’unira aux spirituels.

C’est précisément vers la fin de la première moitié du xiiie siècle que ces deux mouvements se confondent. Ils apparaissent déjà tout à fait unis chez Hugues de Digne, le grand propagateur du joachimisme qui est en même temps « le père des spirituels », dit Florovsky, lequel a publié son De fmibus pauperla’is, dans Archivum Franciscanum, 1912, t. v, p. 279. Une grande date dans leur histoire commune est probablement l’élection de Jean de Parme comme général des franciscains, en 1247. Homme de grande sainteté et de jugement peu sûr, il était, au dire de Salimbene, p. 294, maximus Joachita, ami de Hugues de Digne et d’autres personnages plus compromettants encore. D’autre part, en un temps où l’ordre franciscain commençait à être déchiré par la lutte des spirituels et de la communauté, ceux-là fidèles jusqu’à l’intransigeance à la conception franciscaine de la pauvreté absolue, celleci acceptant et recherchant tous les adoucissements, toutes les fictions légales, qui réintroduisaient une quasi-propriété de fait, Jean de Parme, même si on ne devait pas le ranger parmi les spirituels proprement dits, cf. sur ce point Holzapfel, Handbuch, p. 33, leur était certainement favorable ; il traita fort bien les plus ardents, que son prédécesseur avait frappés. Il a favorisé dans l’ordre l’expansion du joachimisme, et préparé, accompli en sa personne l’alliance du joachimisme et du spiritualisme. On le lui a parfois durement reproché. « Frère Jean de Parme, dit à Salimbene l’ancien provincial de Milan, Barthélémy de Mantoue, a troublé lui-même et son ordre. Il était d’une si grande science et sainteté et d’une vie si excellente, qu’il aurait pu réformer la cour de Rome, on l’aurait cru. Mais ayant écouté les prophéties de toqués, il s’est couvert de honte et n’a pas peu nui à ses amis. »

C’est aussi durant son généralat qu’éclata l’incident qui brouilla l’autorité ecclésiastique avec les joachimites.