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JOACHIM DE FLORE. DOCTRINE


de prophétie, aurait donné l’esprit d’intelligence, et la faculté de comprendre clairement tous les mystères de la sainte Écriture, comme les avaient compris les prophètes qui les avaient proclamés. » C’est en ces termes, d’après Raoul de Coggeshall, loc. cit., p. 68, que Joachim définissait son rôle à Adam de Perseigne. Ce qu’il revendiquait était moins le don proprement prophétique que l’art d’interpréter des textes sacrés chargés de sens prophétiques. Cf. dans le même sens Guillaume de Nangis, Historiens de France, t. xx, p. 742 -.divinilus intelligenlie donum acceperat a Dco ut facunde et discrète enodaret dij ficullales scriplnrarum.

Cela paraît bien le distinguer des grands moines basiliens de l’Italie méridionale, tous plus ou moins doués du charisme prophétique, desquels le rapproche artificiellement Tocco, YEresia…, p. 387 sq. Il n’y a aucune raison de vouloir que Joachim ait emprunté aux basiliens la méthode d’interprétation allégorique de la Bible ; elle était courante dans l'Église latine. Nous verrons d’autre part que c’est une erreur complète que de le rattacher au catharisme. M. Tocco, op. cit., p. 404-406, donne lui-même les meilleures raisons contre son hypothèse. En réalité les origines du joachimisme sont un problème.

Il y a donc eu « un temps où les hommes vivaient selon la chair ; il a duré jusqu’au Christ, et commencé avec Adam ; un autre où l’on vit à la fois selon la chair et selon l’esprit ; il a duré jusqu’au moment présent, et a commencé avec le prophète Elisée, ou avec Osias, roi de Judée ; il y aura un temps où on vivra en esprit ; il durera jusqu'à la fin du monde, et a commencé avec le bienheureux Benoît… Dans l’un on a été sous la loi, dans l’autre nous sommes sous la grâce ; dans le troisième, que nous attendons prochainement, nous serons sous une grâce plus abondante… Le premier est l'âge de la servitude servile, le second de l’obéissance filiale, le troisième de la liberté ; le premier est l'âge de la crainte, le second de la foi, le troisième de la charité… Le premier est l'âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième celui des enfants. » Ces trois états se correspondent symétriquement ; du moins Joachim croit le prouver par des analogies souvent bien forcées et par des interprétations allégoriques bien arbitraires et changées à tout propos pour les besoins de la cause. Chacun a un précurseur, une période de calme et de paix dite période sabbatique ; chacun se divise en sept époques et comporte autant de persécutions. C’est justement grâce à cette correspondance que l’on peut de l’un conclure à l’autre.

Chacun d’eux, on le remarquera, a un commencement, une iniliatio, et un plein épanouissement, une fruclificatio. Le premier germe de chacun se place bien avant dans le précédent ; en sorte qu’ils se compénètrent en quelque sorte les uns les autres, et si l’histoire présente des coups de théâtre et des catastrophes, elle se développe d’autre part d’une façon continue et régulière.

Chaque âge est comme personnifié dans une classe d’hommes qui en exprime mieux l’esprit. Le premier est l'âge des gens mariés, le second celui des clercs, le troisième celui des moines. Joachim y prophétise l’avènement d’un ou plusieurs ordres — il y a un peu de flottement dans ses vues — de moines spirituels, dont tous les moines depuis saint Benoît ne sont que les précurseurs, et qui domineront jusqu’au dernier jour. « Heureux cet ordre, s'écrie-t-il, que Dieu aime par-dessus tous, qui jouira de la vision de la paix et dominera de la mer jusqu'à la mer et du fleuve jusqu’aux limites du monde. »

2. Conséquences du sustème.

Des conséquences très graves résultaient de ces théories ; quelques-unes aperçues par Joachim, d’autres implicites et devant

lesquelles il aurait peut-être reculé. Chaque période devait se terminer symétriquement par une crise violente op. cuve pour les bons et châtiment pour les méchants ; il y aurait deux Antéchrists, duos ponit Anicchrisios sollempnes, dit le procès-verbal de la commission d’Anagni, Denifle, loc. cit., p. 120, dont l’un à la fin de la deuxième et l’autre à la fin de la troisième période. Ceci ne choquait pas encore trop les croyances du Moyen Age : les précurseurs de l’Antéchrist, donnée universellement admise, pouvaient ne pas trop différer de l’Antéchrist lui-même. Mais Joachim admettait de même deux apparitions personnelles du Christ juge ; ponit Christum bis venturum ad judicium personaliter. Ibid., p. 124. Il admettait que les sacrements de la loi nouvelle n'étaient que la figure de quelque chose de plus parfait, et donc n'étaient que provisoires, en quelque sorte ; d’autres les remplaceraient ou en seraient du moins comme l’achèvement. « Nous devons actuellement, quoique indignes, être les imitateurs de Jean, qui a baptisé dans l’eau, jusqu'à ce que vînt celui qui a baptisé en esprit. » Les imitateurs de Jean, parce que nous savons, comme lui, que notre baptême, comme le sien, sera remplacé par un autre. De même pour la pénitence. « Comme ici la rémission des péchés se fait par la manifestation du Fils de Dieu, in clarificatione Filii Dei, là-bas elle se fera par la manifestation de l’Esprit Saint. » Il n’est pas jusqu'à l’Eucharistie dont on se demande si Joachim ne prévoyait pas qu’elle disparaîtrait en tant que rite, la croyance à l’immortalité de la chair du Christ restant sauve. « Comme l’immolation de l’agneau pascal a cessé par l’immolation du corps du Christ, ainsi lors de la manifestation de l’Esprit Saint cessera l’emploi de toute figure. » La Rédemption n’est pas encore achevée. « La vision (de Daniel) dans laquelle était promise la justice éternelle, et l’abolition de la faute, a été accomplie en partie et non en totalité lors du premier avènement du Seigneur. » Et Joachim va jusqu'à dire que le Christ qui est apparu avec ses apôtres au début du deuxième âge est, au moins en tant qu’homme, la figure seulement de celui qui doit venir avec les siens au commencement du troisième. Son trithéisme finit presque par impliquer une espèce d’inégalité des personnes divines ; inégales comme les périodes auxquelles elles président.

Et qu’adviendra-t-il dans le troisième âge de la hiérarchie ecclésiastique ? On a déjà vu combien il serait faux de faire de Joachim un rebelle à l’autorité au Saint-Siège en particulier ; et il est probable que la commission d’Anagni, en général équitable et objective, a faussé sa pensée quand elle l’a accusé d’avoir dit que le schisme grec était a Spiritu Sanctu. C’est sans être détruite que l'Église visible s’absorbera en quelque sorte dans l'Église spirituelle ; l’ordre clérical du deuxième âge pourra avoir sa place dans l’ordre spirituel. Mais la supériorité de ce dernier est si évidente, l’avantage donné à la vie contemplative sur la vie active est si marqué, que la commission d’Anagni a cru pouvoir fonder sur de nombreux textes le reproche fait à Joachim de tendre ad depressionem ordinis clericalis.

3. L’annonce prochaine de l'Évangile éternel. — Joachim ne se contente pas d’affirmer l’avènement futur du troisième âge. Il croit pouvoir en indiquer approximativement la date, qui pour lui est très prochaine. Le monde arrive au sixième des sept temps du Nouveau Testament. Il faut prévoir à bref délai une grande persécution, un bouleversement général, puis une période « sabbatique » de calme et de bonheur, l’apparition du nouvel ordre monastique, le retour à l’unité des orientaux et des juifs, et enfin la « révélation de 1 Évangile éternel, celui que l’Ange de l’Apocalypse porte à travers les cieux pour le présenter à toutes les