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553 JEAN SAINT), DONNÉES INTRINSÈQUES DU QUATRIEME ÉVANGILE 554

saint Jean. — 1. Divergences avec les synoptiques. — On ne saurait attribuer, dit-on, a un disciple de Jésus, témoin oculaire des faits, un évangile si différent des synoptiques, qui conservent les plus anciennes traditions sur la vie du Christ.

a) Les divergences entre le quatrième évangile et les synoptiques, qui vont parfois jusqu’à un désaccord formel, portent d’abord sur la matière du récit. On signale principalement les suivantes. Les faits rapportés par saint Jean sont pour la plupart inconnus des synoptiques, tandis que Jean ne mentionne presqu’aucun des faits qui forment la matière des trois premiers évangiles. Dans les synoptiques le théâtre de la prédication de Jésus est principalement la Galilée, dans le quatrième évangile c’est Jérusalem. Le cadre chronologique lui-même est différent, puisque les synoptiques semblent réduire à une durée d’un an le ministère public du Christ qui, dans le quatrième évangile, paraît durer trois ans et demi. Les quelques faits communs aux quatre évangiles sont placés à des époques différentes : ainsi l’épisode des vendeurs chassés du temple, qui, dans saint Jean, forme le début du ministère public du Sauveur, tandis que les synoptiques le placent quelques jours avant la passion, et surtout la cène et la crucifixion qui, d’après les synoptiques, auraient eu lieu respectivement le soir du 14 nisan et le 15 nisan (selon notre manière actuelle de compter les jours), tandis que, selon saint Jean, il faudrait les placer le soir du 13 et le 14 nisan, la mort du Sauveur ayant eu lieu à l’heure de l’immolation de l’agneau pascal.

Si l’on considère la forme de la narration, le contraste n’est pas moins marqué : dans les synoptiques, la trame du récit est constituée par un grand nombre d’épisodes, tandis que, dans le quatrième évangile, il n’y a que quelques faits, mais longuement développés en vue d’un enseignement doctrinal dont ils sont nrésentés comme l’expression symbolique.

Ce n’est pas ici le lieu de discuter en détail toutes ces divergences, et de rapporter les divers systèmes de concordance (dont plusieurs, il faut le reconnaître, sont assez peu satisfaisants, parce qu’ils ont cherché une harmonisation complète, impossible dans le détail), par lesquels l’exégèse conservatrice s’est efforcée de les faire disparaître. On peut du moins présenter quelques remarques générales qui atténuent l’impression peu favorable à l’authenticité et à l’historicité du quatrième évangile que produisent de prime abord ces divergences. Ne serait-il pas invraisemblable d’abord que l’auteur, quel qu’il soit, de cet évangile, écrivant dans un milieu où les synoptiques étaient répandus et leur autorité reconnue, ait donné un enseignement inconciliable avec la tradition représentée par les trois premiers évangiles ? Il ne faut pas oublier non plus que les synoptiques ne se donnent pas pour des biographies complètes de Jésus, visant à la précision chronologique et géographique. Leur matière commune est constituée par un ensemble de faits et de paroles retenus de préférence par la tradition apostolique primitive et disposés dans un cadre fixe, dont la signification semble bien être didactique plutôt que strictement historique. Dès lors il n’y a pas lieu de s’étonner que saint Jean ait pu recueillir des faits laissés dans l’ombre par la tradition synoptique, faits dont plusieurs, loin d’être en opposition avec l’histoire racontée par les trois premiers évangélistes, la complètent parfois et l’éclairent, comme, par exemple, en ce qui concerne l’œuvre et le témoignage de Jean-Baptiste, la vocation des apôtres. Cf. Stanton, op. cit., p. 221 sq. La chronologie johannique paraît aussi plus vraisemblable historiquement que celle des synoptiques, où la réduction du ministère de Jésus à un an, période bien courte pour yfplacer le développement

de l’enseignement du Sauveur et de la foi de ses disciples, pourrait bien n’être qu’un effet de perspective dû à la rigidité du cadre adopté par la prédication apostolique primitive. Cf. Lévesque, Nos quatre évangiles, Paris, 1917.

Qu’il reste après cela des difficultés, qu’on s’explique malaisément, par exemple, le silence des synoptiques sur la résurrection de Lazare et la divergence chronologique, qui offre un insoluble problème, au sujet de la cène et de la crucifixion, cela est indéniable. Néanmoins, dans leur ensemble, les différences incontestables de fond et de forme que présentent les récits johanniques avec ceux des synoptiques s’expliquent suffisamment, si l’on tient compte de l’intention doctrinale qui était, beaucoup plus que le récit matériel des faits, la préoccupation dominante de l’évangéliste. Celui-ci était un théologien qui voulait inculquer des idées dogmatiques, en les illustrant par des faits : il n’est pas étonnant que, dans le choix des épisodes et dans la façon de les présenter, il s’écarte des autres évangélistes qui, tout en visant, eux aussi, un but didactique, cherchaient à l’atteindre par l’exposé simple et direct des faits plutôt que par leur interprétation. Mais la théologie de saint Jean recouvre de l’histoire, comme le prouvent beaucoup de détails précis et dépourvus, semble-t-il, de toute signification allégorique, où, derrière le théologien qui a profondément médité ce qu’il raconte, se révèle le témoin qui a vu.

b) Ce n’est pas seulement la matière du récit et la forme de la narration qui diffèrent dans les synoptiques et le quatrième évangile. Les adversaires de l’authenticité johannique insistent sur le fait que la physionomie du Christ paraît très dissemblable de part et d’autre. Le Christ johannique, dit-on, est Un être divin, dont l’humanité disparaît presque dans l’auréole de gloire surnaturelle dont il est environné : ses miracles sont des œuvres de puissance destinés à le glorifier, plus que des œuvres de bienfaisance ; ses discours contiennent l’affirmation la plus nette de sa nature divine, et son enseignement, très élevé, proprement théologique, ne ressemble ni pour le fond, ni surtout pour la forme, à la prédication familière, imagée, illustrée de paraboles, que nous ont conservée les synoptiques. Il est impossible, conclut-on, qu’un disciple de Jésus, qu’un auditeur immédiat de ses enseignements, ait transformé la physionomie de son maître, au point d’en faire un personnage hiératique, qui n’a presque plus rien d’humain, et lui ait prêté une doctrine et un langage qui auraient été absolument au dessus de la portée de ses auditeurs réels.

Pour apprécier la valeur de cette objection contre l’authenticité du quatrième évangile, il faut ramener d’abord à de justes proportions la différence, très réelle, qu’on remarque entre la physionomie du Christ johannique et celle du Christ synoptique. Certes la divinité du Christ s’affirme avec beaucoup plus de netteté dans le quatrième évangile, et l’on ne saurait s’en étonner si le but de l’évangéliste était, précisément, de mettre en lumière le côté divin de la figure de Jésus. Mais, tout en insistant de préférence sur ce qui, dans l’attitude du Christ, dans ses paroles, dans ses actes, révèle sa transcendance, Jean ne le met pas pour cela en dehors de l’humanité ; il lui prête des sentiments, des affections, des démarches qui sont d’un homme réel (Jésus manifeste de l’affection pour ses amis, il pleure, il frémit, il éprouve de la fatigue, etc.). D’autre part, il y a dans les synoptiques assez de traits révélateurs du caractère surhumain du Christ, de sa puissance, de sa science surnaturelle, pour que le contraste entre les deux portraits du Sauveur apparaisse moins frappant après une étude attentive qu’il ne le semble au premier abord.