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IGNORANCE

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Nous examinerons les principaux des autres points de morale dans lesquelsrignorance joue un rôle et exerce quelque influence.

1° Les actes accomplis par ignorance sont-ils moralement imputables à l’agent ? — Tout acte humain doit être accompli avec connaissance et volonté. Or, de sa nature, l’ignorance rend involontaire l’acte dont elle est la cause. Elle est, en eftct, la privation de la connaissance rationnelle de la malice ou de la prohibition de l’acte. Par suite, elle fait produire à l’agent un acte qu’il n’aurait pas accompli s’il avait su qu’il était mauvais ou prohibé. FAc enlève le volontaire de l’acte, comme disent les théologiens. L’acte dont elle est la cause est par suite involontaire comme elle ; il n’est donc pas imputable à l’agent. Noé, qui ignorait la force du viii, ne fut pas responsable de son ivresse. Cette conclusion est vraie non seulement lorsque l’ignorance est antécédente à l’acte, mais encore lorsqu’elle lui est concomitante. L’ignorance concomitante n’est pas cause de l’acte, mais elle l’accompagne, et elle empêche que l’acte mauvais soit voulu. Ainsi un fils qui tue son père, sans savoir que son père est sa victime, n’est pas parricide. Il ne le serait pas encore, même si ses dispositions étaient telles qu’il tuerait cet homme s’il savait qu’il est son père. 11 commettrait seulement un homicide pour avoir voulu tuer un homme qui peut-être l’avait offensé. Il n’a pas péché, dans le premier cas, à cause de son ignorance ; il a agi dans l’ignorance. S. Thomas, ibid., a. 4, in corp. et ad 3^^^. Toutefois, l’ignorance, qui est la cause de l’acte, n’excuse pas toujours de toute faute. Si elle ne porte que sur une circonstance de l’acte, et non sur l’acte tout entier, l’agent a conscience que son acte est coupable, au moins en quelque chose, et il en est responsable dans cette mesure. C’est le cas du fils qui tue son père en voulant seulement frapper un homme qui l’a offensé ; il commet un homicide, non un parricide. L’ignorance affectée et l’ignorance suite d’une négligence volontaire n’excusent pas totalement du péché, à moins qu’elles ne concernent des vérités qu’on n’est pas tenu de savoir. S. Thomas, ibid., a. 3.

Quand l’ignorance diminue le volontaire, elle diminue d’autant la faute, qui n’est plus entièrement volontaire. Ainsi l’ignorance affectée, si elle n’est volontaire qu’indirectement et par accident, diminue le volontaire, et par suite le péché. La volonté ne se porte pas alors directement vers le péché ; elle ne le veut que par accident ; le péché en est donc amoindri. Tel est le cas de l’homme qui s’enivre pour que, manquant de discrétion durant son ivresse, il accomplisse la faute pour laquelle il a de l’attrait et qu’il ne veut pas éviter. Mais l’ignorance affectée, qui est directement volontaire, loin de diminuer la faute, l’augmente au contraire, puisqu’elle pousse la volonté à pécher plus librement. Ibid., a. 4. Par ces paroles, saint Thomas veut dire, non pas que le péché ainsi accompli est aggravé, mais qu’il procède d’un plus grand amour du péché ou de l’intention que le pécheur a de pécher. 2° Un homme, jouissant de l’usage de la raison, peut-il être vraiment et de bonne foi dans l’athéisme négatif, qui est la simple ignorance de Dieu ? — Pour qu’il soit dans la bonne foi, cet homme aura dû employer tous les moj’ens qui étaient à sa disposition pour connaître si Dieu existe. Son ignorance devra être invincible et non coupable. Or, cette ignorance ne paraît pas possible. Au témoignage de l’Écriture, l’ignorance de Dieu, dans laquelle se trouvaient les païens, était déraisonnable et coupable. Sap., xiii, 1-9 ; Rom., i, 20, 2L Tous les Pères ont pensé que l’on ne saurait méconnaître Dieu sans se rendre coupable. Voir Petau, De Deo, t. I, c. I, ii ; Thomassin, De Deo, 1. I. Tel est aussi Je sentiment de tous les théologiens. Cette doctrine

résulte encore de la facilité qu’ont les hommes de connaître l’existence de Dieu par le moyen des créatures. Voir t. IV, col. 834-835. Quelques théologiens admettent cependant qu’un homme, ayant atteint l’âge de raison, peut demeurer, pendant un court espace de temps, dans l’ignorance invincible de l’existence de Dieu. Mais il ne s’agit pas du premier usage de la raison ; il s’agit du plein usage de cette raison, qui suppose la conscience réfléchie de la loi morale. Or cette connaissance ne peut exister sans une connaissance au moins confuse de Dieu, qui est la règle suprême du bien et qui interdit de faire le mal. Un homme ne semble donc pas pouvoir, dans le plein usage de sa raison, ignorer Dieu de bonne foi. C’est une des raisons pour lesquelles il ne saurait y avoir de péché purement philosophique, c’est-à-dire de faute qui violerait gravement la loi morale, sans être en même temps une offense de Dieu. L’existence du péché philosophique a été condamnée par Alexandre VIII, le 24 août 1690. Voir t. I, col. 749-751. Cf. J.-M.-A. Vacant, Études théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, Paris, Lyon, 1895, t. i, p. 327-329 ; A. Lehmkuhl, Theologia moralis, ir. III, sect. i, c. i, n. 235, 5° édit., Fribourg-en-Brisgau, 1888, t. i, p. 150-151. Voir toutefois, l’article du cardinal Billot, Les infidèles, adultes d’âge, non de raison et de conscience, dans les Études, du 20 août 1920, p. 386-403.

3° Peut-il y avoir ignorance invincible, et par conséquent non coupable, touchant quelques préceptes de la loi naturelle ? — — Les théologiens ont distingué, à ce sujet, les premiers principes du droit naturel, les conséquences prochaines et les conclusions éloignées qui en découlent. Or ils enseignent communément que l’ignorance invincible ne peut exister au sujet des premiers principes du droit naturel, tels que Quod tibi fieri non vis alteri non faciès ; Deus est colendus ; Bonum est amandum, malum fugiendum, ni au sujet des conclusions prochaines qui découlent de ces principes premiers. Saint Thomas enseigne expressément que les premiers principes communs de la loi naturelle et certains principes propres, qui sont comme des conclusions des principes communs, ne peuvent être ignorés, les premiers par personne et les seconds par très peu d’hommes seulement, et hoc propter hoc quod aliqui habent depravalam rationem ex passione seu ex mala consuctudine, seu ex mala habitudine naturae ; sicut apud Germanos olim latrocinium non reputabatur iniquum, cum tamen sit expresse contra legem naturse, ut refert Julius Csesar (De bello gallico, l. VI, circa med.). La loi naturelle ne peut être effacée du cœur des hommes, in universali ; deletur tamen in particulari operabili, seeundum quod ratio impeditur applicare commune ad particulare opcrabile, propter concupiscentiam vel aliquam aliam passionem. Et le saint docteur ajoute : Quantum vero ad alla priecepta secundaria, potest lex naturalis deleri de cordibus hominum, vel propter matas pcrsuasioncs (eo modo quo etiam in speculativis errores contingunt circa conclusiones necessarias), vel etiam propter pravas consuetudines et habilus corruptos, sicut apud quosdam non reputabantur latrocinia peccata, vel etiam vitia contra naturam, ut etiam Apostolus dicit (Rom., I). Ibid., a. 6. Dans une dissertation spéciale, saint Alphonse de Liguori a joint au témoignage de saint Thomas ceux de nombreux théologiens tant probabilistes que non probabilistes, qui enseignent que l’ignorance invincible peut se rencontrer et doit être admise, quand il s’agit des conclusions éloignées, médiates et obscures, qui découlent des principes du droit naturel. Il cite saint Antonin, qui déclare que les plus grands docteurs eux-mêmes, saint Bonaventure et saint Thomas, par exemple, ne sont pas tombés d’accord sur quelques conclusions éloignées du droit naturel. Theologia moralis, 1. 1, tr. II,