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FUITE PENDANT LA PERSECUTION


l’action divine qui gouverne souverainement les individus et les sociétés, Tertullien argumente encore, ici, comme le ferait un adepte du fatalisme. Tout dépend de Dieu. Quoi que vous fassiez, ses décrets sur vous se réaliseront. Fuyez, ou ne fuyez pas. Si vous devez renier Dieu, vous le renierez tout de même, et si vous devez le confesser, vous le confesserez dans les tourments. Loc. cil.

Une fois engagé sur cette pente, Tertullien, avec sa logique inflexible, va jusqu’aux conséquences les plus outrées. Ce n’est plus du raisonnement, c’est de l’extravagance. C’est une suite de sophismes aboutissant à l’absurdité et au blasphème. Si vous reniez votre foi dans les tortures, dit-il, du moins vous aurez lutté contre les supplices. Je préfère avoir à vous plaindre que d’être obligé de rougir de vous. Il vaut mieux tomber sur le champ de bataille que de s’enfuir lâchement, c. x, col. 112. Vous avez revêtu le Christ, le jour où vous fûtes baptisé dans le Christ. En fuyant devant le démon, vous déshonorez le Christ qui est en vous, et vous vous rendez au démon, comme un lâche transfuge.

Ces sophismes sont présentés avec une grande éloquence, une vigueur peu commune de pensées, des tours habiles et une extrême richesse d’expressions. Ils n’en sont pas moins des sophismes, et ne résistent pas à un examen calme et sérieux. Quelle aberration dans un si puissant génie ! Préférer la chute lamentable d’un chrétien qui renie son Dieu devant les bourreaux et bride un sacrilège encens devant les idoles impures, à la sage prudence dont aurait fait preuve ce chrétien, en évitant un combat dans lequel il prévoyait sa défaite I Ne vaut-il pas mille fois mieux éviter la lutte, quand on a lieu de craindre une défaillance, que de l’affronter témérairement avec la perspective d’une apostasie ? Un excès de présomption est une faute, autant qu’une défiance exagérée. Assurément, il est plus héroïque de combattre, quand on espère, moyennant la grâce d’en haut, persévérer jusqu’au bout ; mais la fuite, si elle n’est pas une action d’éclat, ne doit pas toujours être considérée comme une trahison. Elle peut, au contraire, être la preuve évidente de l’attachement qu’on a pour Dieu, et du désir qu’on a de se maintenir dans la fidélité envers lui. Mais tous n’y parviennent pas de la même façon. Non omnibus datum est ! Alius sic, alius vero sic. I Cor., vii, 7.

Comme ils étaient autrement bien inspirés, les Pères de l’Église, les Chrysostome, les Cyprien et tant d’autres, disant avec celui qu’on appelait le théologien par excellence : Non, il ne renie pas le Christ, en fuyant, celui qui fuit précisément pour’ne pas le renier. Grégoire de Nazianze, Adversus Julianum imperatorem oralio invectiva prior, P. G., t. xxxv, col. 619. Cf. S. Augustin, Serm., cxxxiii, n. 7, P. L., t. xxxviii, col. 741. Ipsum fugcre protestatur fidem ; non enim fugeret qui fldem tueri nollet, sed illam palam desererct. Salmanticences, Cursus theologicus, tr. XVII, De fide lheologica, disp. VII, De externa fidei confessione, dub. i, §2, n. 12, 18, t. xi, p. 354, 357. Fuga est quædam fidei confessio ; nam exilium quod per fugam assumitur quædam pcena est, et non parva. Suarez, De fide theologica, (isp.X.YV, De præceplo actus exterioris fidei, sect. iii, n. 9, Opéra omnia, 28 in-4°, Paris, 1856-1878, t. xii, p. 389 sq. Qui fugit, non significal per suam fugam se non esse christianum, vel negare velle fidem : sed polius conlrarium, se nolle fidem negare, et idco fugerc periculum negandi. Palmieri, Opus theologicum morale in Buscmbaum medullam, tr. V, De præceplo virtutum theologicarum, sect. i, c. iii, De confessione externa fidei, n. 82, 7 in-8°, Prato, 1889-1893, t. ii, p. 31. Cf. S. Alphonse, Theologia moralis, 1. II, De prseceplis virtutum theologicarum, tr. I,

De præceplo fidei, c. iii, n. 14, 4 in-4°, édit. Gaudé, Rome, 1905-1912, t. i, p. 306.

Cette fuite peut aussi être l’observance du précepte de fuir les occasions de péché. Celui qui prévoit ne pas pouvoir supporter les supplices, non seulement peut, mais doit fuir. Cf. Salmanticenses, loc. cil., tr. XI, p. 355 sq. Talis fuga non est malum ; imo polius est opus virtutis prudenliæ. Suarez, loc. cit., n. 9, t. xii, p. 389.

8. Saint Grégoire de Nazianze indique une autre raison légitime de fuir : celle d’éviter au persécuteur un nouveau crime. Les chrétiens, dit-il, quelles que soient leur force et leur assurance de persévérer, ne doivent pas agir seulement d’après des considératiens qui leur soient personnelles ; mais avoir pitié même des persécuteurs, et leur éviter un crime de plus, afin de ne contribuer en rien, autant qu’il dépend d’eux, aux iniquités et à la damnation de leurs ennemis. Adversus Julianum imperatorem oralio invectiva prior, c. lxxxviii, P. G., t. xxxv, col. 617. Clément d’Alexandrie avait affirmé aussi qu’une raison de ce genre était suffisante pour justifier la fuite, dans certains cas. Slrom., IV, c. x, P. G., t. viii, col. 1286. Cf. S. Thomas, Sum. Iheol, IIa-IIæ, q. iii, a. 2, ad 3um ; Salmanticences, Cursus theologicus, loc. cit., n. 15, t. xi, p. 355.

II. De la part de ceux qui ont charge d’ames. — 1° Erreurs.

Déjà si sévère envers les simples chrétiens,

Tertullien ne pouvait manquer de l’être encore davantage à l’égard de ceux qui ont charge d’âmes. Seul, le mauvais pasteur abandonne ses brebis au milieu du péril, s’écrie-t-il, en faisant allusion aux paroles de Notre-Seigneur parlant du bon et du mauvais pasteur. Cf. Joa., x, 12. Mais ce pasteur mercenaire, continue-t-il, sera rejeté lui-même en dehors de la bergerie ; il perdra le fruit de ses précédents travaux, et le juste juge lui enlèvera même ce qu’il possédait par ailleurs. Matth., xiii, 12 ; xxv, 29, 30. C’est contre ces pasteurs infidèles que s’élevait déjà le prophète, quand il prononçait ce terrible oracle : Framea, suscitare super pastorem meum…, percute pastorem. Zach., xiii, 7. C’est contre eux aussi qu’un autre prophète lançait les plus redoutables malédictions : Væ pastoribus Israël qui pascebanl semelipso’i ! Nonne grèges a pastoribus pascuntur ? Lac comedebatis, … gregem autem meum non paseebalis. Quod infirmum fuit non consolidastis… quod perierat non quæsislis… et dispersæ sunt oves meæ, eo quod non essel pastor, et faclæ sunt in devoralionem omnium besliarum agri. Ezech., xxxiv, 2-10. Or, continue Tertullien, jamais ce lamentable désordre n’atteint un degré plus haut et plus affreux que lorsque, durant la persécution, l’Église est privée de son clergé qui prend la fuite. Et puis, ceux qui sont à la tête des chrétientés ne doivent-ils pas donner le bon exemple ? Si les pasteurs : diacres, prêtres, évêques, prennent lâchement la fuite, comment les simples fidèles pourront-ils persévérer ? De fuga, c. xi, col. 113. Ah ! s’écriet-il ailleurs, je les connais ces pasteurs indignes ! vaillants comme des lions, quand il n’y a rien à craindre ; timides et prompts à fuir comme des cerfs, au moment du combat ! De corona militum, c. i, P. L., t. ii, col. 77.

La vraie doctrine.

1. S’il y a du vrai dans ces

anathèmes de Tertullien contre les pasteurs mercenaires qui laissent les brebis sans défense au milieu du danger, il y a de l’exagération quand l’écrivain affirme que toute fuite, même de la part des pasteurs, ayant charge d’âmes, est illicite et coupable dans tous les cas. Dieu a, parfois, favorisé lui-même leur fuite. Dans son Apologie, saint Athanase trouve dans cette conduite de la providence une raison qui justifie également les pasteurs qui, dans certaines circonstances, se dé-