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FRÈRES PRÊCHEURS (LA THÉOLOGIE DANS L’ORDRE DES ;
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tions générales et la modération qu’il apporte dans les solutions de détail laissent les portes ouvertes à tous les progrès intellectuels. Les données scientifiques périmées qu’on rencontre dans les écrits de saint Thomas, assez rares d’ailleurs, ne font aucunement corps avec ses idées systématiques.

Les qualités d’orthodoxie de l’œuvre doctrinale de saint Thomas la distinguent aussi de celle des autres grands théologiens. Sa sainteté de vie unie à la grandeur de son génie lui ont conféré comme un don d’inerrance qui lui est propre. C’est pourquoi l’Éi>lise catholique, qui doit pourvoir, avec sécurité, à l’éducation de ses clercs et à l’enseignement public des fidèles, a fait de Thomas d’Aquin son docteur officiel. L’Égliscnepeut, en effet, livrer son enseignement au caprice et aux convictions singulières de ceux qui en sont les agents, non plus qu’aux modes du moment, au risque de courir à l’anarchie et de compromettre les plus hauts et les plus graves intérêts. C’est pourquoi l’Église romaine a, de nos temps plus que jamais, exprimé énergiquement et à maintes reprises sa volonté que l’enseignement ecclésiastique fût donné en conformité des doctrines de saint Thomas d’Aquin. Elle estime que c’est le moyen le plus efficace d’infuser une haute force à la pensée catholique et de la soustraire aux fluctuations incessantes et stériles de la philosophie rationaliste et antichrétienne de notre temps.

La question de la pérennité de la doctrine thomiste implique celle des conditions de sa propagation et de son assimilation pour une époque donnée et spécialement pour la nôtre. La propagation est l’œuvre de la bonne volonté des écrivains catholiques et plus spécialement des écrivains ecclésiastiques. Elle est aussi l’œuvre de leur docilité à l’égard de l’autorité pontificale. Quant au travail supérieur d’assimilation totale de la pensée de saint Thomas, il implique une étude approfondie et sans préjugés. Il faut comprendre la doctrine du maître et la savoir. Il faut surtout l’entendre en fonction de sa synthèse générale et spécialement de sa métaphysique, qui commande toute l’économie de l’œuvre. L’éclectisme n’est pas de mise à l’égard des doctrines thomistes, leur valeur et leur force résidant essentiellement dans la puissance de leur unité. On ne brise pas une œuvre d’art pour en recueillir les fragments, à moins de posséder aussi une mentalité d’enfant ou de barbare. Il faut aussi dans le domaine de la philosophie coordonner les éléments souvent dispersés de nombreuses questions, car saint Thomas n’a pas constitué un corps de doctrine philosophique en une œuvre analogue à celle de la Somme théologique. Ce travail demande de la recherche et un vrai sens critique. Enfin saint Thomas doit être traduit en une langue claire et précise, en s’écartant le moins possible de sa terminologie et de la forme de sa pensée. Rien n’est plus fallacieux que de l’interpréter avec la terminologie des philosophies modernes, où les mots et les formules n’ont ni le même sens ni la même valeur.

De S. Thoma Aquinate, dans Acla sanctorum, t. i martii, p. 655-747 ; Quétif-Echard, Scriplores ordinis prædicatorum, t. i, p. 271-354 ; B. de Rubeis, De gestis, et scriptis, ac doclrina santli Thomas Aquinatis disserlationes criticæ et apologelicce, Venise, 1750 ; P. Mandonnet, Des écrits authentiques de S. Thomas d’Aquin, Fribourg, 1910 ; A. Touron, la vie de S. Thomas d’Aquin, Paris, 1737 ; K. Werner, Der hl. Thomas von Aquin, Ratisbonne, 1889 ; J. V. De Groot, JIcl leven van den h. Thomas van Aquino, Utrecht, 1907 ; Bâumker et H ? rtling, études citées à la bibliographie de la précédente section ; P. Mandonnet, Siger de Brabant el l’averroisme latin au xiiie siècle, Fribourg, 1899 : 2e édit., Louvain, 1908-1911 ; H. Grauert, Magistcr lleinrich der Poel in Wù’zburg und die rômische Kurie, Munich, 1912 ; J. A Endres, Thomas von Aquin, Mayence, 1910 ; M. Baumgartner, Thomas von Aqiin, dans Grosse Denkcr, Leipzig,

1911, t. i, p. 283 ; M. Grabmann, Thomas von Aquin. Eine Einjùhrung in seine Persônlichkeit und Gcdankenwclt, Kempten, .Munich, 1912 ; Z. Gonzales, Estudios sobre la filosofia de santo Tomàs, Manila, 1864 (trad. allem. de Nolte, Ratisbonne, 1885) ; Ch. Jourdain, Philosophie de S. Thomas d’Aquin, Paris, 1858 ; P. Rousselot, V intellectualisme de S. Thomas, Paris, 1908 ; A. Sertillanges, Saint Thomas d’Aquin, 2 in-8°, Paris, 1910 ; H. Uehove, Essai critique sur le réalisme thomiste comparé à l’idéalisme kantien, Lille, 1907. Il est impossible d’indiquer ici, même sommairement, la bibliographie relative à la personne de saint Thomas, à ses écrits et à ses doctrines. On en trouvera un précieux essai dans U. Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge, Bio-bibliographie, Paris, 1907, col. 4471-4493.

VII. L’HÉGÉMONIE DOCTRINALE DE SAINT THOMAS. —

Bien que l’œuvre doctrinale de saint Thomas heurtât de front à peu près toutes les idées de ses contemporains, elle posa son emprise sur la masse des esprits avec une rapidité qui étonne ; et rien ne témoigne plus manifestement de la valeur des écrits et des doctrines du docteur angélique. L’action de l’ordre des prêcheurs et de l’Église romaine fut particulièrement efficace, nous le verrons, pour assurer la rapidité de l’hégémonie doctrinale de saint Thomas. Mais il existe de ce fait des témoignages divers qu’il faut relever, car il serait vain de porter, à de longs siècles de distance, des jugements de valeur sur des phénomènes généraux, surtout quand ils appartiennent à l’ordre intellectuel, si on n’en établissait les fondements historiques.

Rien n’est plus significatif d’abord que les témoignages contemporains, fournis même par des adversaires. J’écarte a priori les jugements des écrivains dominicains. Dès le pontificat d’Urbain IV (12611264), Henri de Wurzbourg, qui se trouve à la curie romaine en même temps que Thomas d’Aquin, écrit de lui, dans son De statu curiæ romanæ, qu’il est à même de recréer la philosophie, si elle venait à périr, et mieux encore que les anciens.

F.st illic aliquis, qui, si combusla iaceret,

Inventor fieret, philosophia, nove ; Erigeret meliore. modo novus editor illam,

Vinceret et veteres artis honore viros.

H. Grauert, Magister Heinrich der Poel, p. 100 et passim. De retour à Paris (1269-1272), Thomas y trouve ses plus ardents adversaires. Mais pour Nicolas de Lisieux, le tenant de Guillaume de Saint-Amour, il est « le grand maître » , tout comme pour Siger de Brabant, le chef de l’averroïsme parisien, il est avec Albert le Grand, le grand philosophe du siècle : prœcipui viri in philosophia Alberlus et Thomas. Siger de Brabant, t. i, p. 47, 95. Après la mort de Thomas d’Aquin, le recteur et les maîtres es arts de l’université de Paris écrivent, dès le 2 mai 1274, au chapitre général de l’ordre des prêcheurs pour lui demander le corps et les derniers écrits de frère Thomas et font du maître défunt un éloge enthousiaste dont il suffit de tirer ces lignes : Quis possel estimare divinam providentiam permisisse, stellam matutinam preeminenlem in mundo, jubar in lucem seculi, immo, ul verius dicamus, luminare majus, quod preeral diei, suos radios retraxisse ? Plane non irrationabililer judicamus solem suum revocasse fulgorem et passum fuisse tenebrosam ac inoppinalam eclipsim, dum loti Ecclesie tanti splendoris radius est subtractus. Et licel non ignoremus condilorem nature ipsum loti mundo ad tempus spcciali privilegio concessissc, nihilominus si antiquo rum philosophorum aucloritalibus vellemus inniti, evaa videbatur simpliciter posuisse natura ad clucidandum ipsius occulta. Denifle-Chatelain, Charlularium universilalis parisiensis, t. i, p. 504. Le célèbre Gilles de Rome, général des ermites de Saint-Augustin, mort archevêque de Bourges (1316), disait à son con-