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tions internes, qu’il s’agisse des passions et des sentiments, ou de l’intelligence et de la volonté. Sur le terrain des sciences morales et politiques, il dissèque les faits moraux et sociaux avec la pleine conscience qu’il est sur un terrain mixte, où les principes généraux commandent de haut la matière, mais où les faits et l’expérience deviennent des éléments d’une signification souveraine. C’est même dans les sciences psychologiques et morales que l’écart entre Thomas d’Aquin et ses contemporains est le plus frappant : il les laisse, après lui, à d’énormes distances. Enfin dans le domaine de l’observation des phénomènes de la nature et des faits quotidiens, il témoigne d’un sens du réel qui surprend chez un homme d’ordinaire concentré dans les hautes spéculations de la pensée.

L’esprit de synthèse chez saint Thomas n’est peut-être pas supérieur à son esprit d’analyse, mais, étant un don beaucoup plus rare, il nous étonne davantage. Le maître est venu en un temps où le sol de la philosophie et de la théologie était jonché de tous les débris de la science antique, arabe et médiévale. Des essais partiels de synthétisation, ou mieux de syncrétisme, étaient déjà tentés, mais rien n’était réalisé qui eût une valeur durable. En tout cas, aucune entreprise d’ensemble n’avait paru, hors celle d’Albert le Grand, dont nous avons signalé les qualités et les faiblesses. Ce fut sur un chantier immense, encombré de matériaux de toutes sortes, que Thomas d’Aquin dut élever son œuvre. Il lui fallait créer l’ordre là où d’autres, par leurs essais, n’avaient fait qu’accroître l’anarchie. Malgré sa rare précocité de génie, Thomas eut quelques hésitations au début de son entreprise, c’est-à-dire quand, avant l’âge de trente ans, il commenta le Maître des Sentences. Mais, dès ce moment, il a déjà la claire vision de son œuvre. Là où il n’est pas encore résolu, il s’abstient de prendre position définitive, si bien qu’il aura, au fur et à mesure qu’il avance dans sa carrière, plus à compléter et à préciser qu’à détruire pour refaire. Néanmoins, le travail réformateur entrepris par Thomas d’Aquin était trop vaste et trop compliqué pour qu’il n’eût pas quelques hésitations et quelques incertitudes, pendant les premières années, pressé qu’il était de toutes parts par le poids de la tradition et des idées courantes de son siècle.

Telle qu’elle a été réalisée, l’œuvre doctrinale de Thomas d’Aquin révèle un génie d’organisation de premier ordre. Ayant pris connaissance de tous les problèmes soulevés par la philosophie humaine et la théologie chrétienne ; ayant pesé la valeur respective des diverses solutions et des points de vue systématiques déjà essayés, il a vu finalement, dans les coups d’illumination plus ou moins prolongés propres aux génies créateurs, l’ordre final qu’impliquait l’unification de tout le connu et de tout le savoir. Cette vue ultime a été préparée, sans doute, par des tentatives multiples d’adaptation des parties au tout, par des épreuves et des contre-épreuves qui préparaient la synthèse dernière ; mais ce travail, dans son ensemble, paraît avoir été rapide et précoce. A l’âge où les hommes, rares d’ailleurs, qui doivent posséder une personnalité intellectuelle, commencent à peine à penser, Thomas d’Aquin était maître de sa doctrine.

La puissance d’intuition et d’ordonnance dont est doué le génie de Thomas d’Aquin résulte d’un sens métaphysique supérieur. Très peu d’esprits s’élèvent et planent sans effort dans les régions de la spéculation et de la pensée pures. C’est des hauteurs de la science de l’être que Thomas a dominé le monde de la pensée et des faits, et c’est encore là qu’il faut se placer si on veut l’entendre dans ce qu’il est vraiment. La métaphysique est le principe unificateur de toutes les sciences oomme de l’ordre réel ; et c’est parce que Thomas d’Aquin a dépassé la masse des penseurs de son

temps, comme métaphysicien, qu’il lui a été réservé de produire une œuvre unique.

A la puissance d’intuition de Thomas d’Aquin il faut ajouter sa puissance d’attention. Il a possédé comme peu d’hommes la faculté de concentrer toutes ses forces sur l’objet qui sollicitait sa pensée, qu’il se soit agi de ce qu’avaient pensé les autres ou de ce qu’il pensait lui-même. Cette faculté de s’immobiliser dans la vue ou la recherche de la vérité, jusqu’à l’absorption complète et ordinaire de toute activité mentale, crée chez ceux qui en disposent le moyen de dépasser infiniment la puissance de vision, non seulement des esprits superficiels, mais encore des esprits pénétrants qui ne possèdent que par intermittence la faculté de convergence des forces intégrales de leur intelligence. Cet état d’attention intense se traduisait chez Thomas d’Aquin par une rupture de contact fréquente avec le monde extérieur, que tous ses contemporains ont observée et signalée comme donnant lieu de la part du grand penseur à d’étranges méprises et de curieuses distractions.

Cet ensemble de facultés éminentes a conféré à Thomas d’Aquin le don propre au génie, la puissance créatrice. Les esprits qui ne voient chez Thomas d’Aquin que sa méthode courante d’utiliser ses prédécesseurs et de s’entourer d’autorités, conformément à un usage que la tradition avait consacré, ont pu prendre le grand penseur pour un simple compilateur. Mais rien n’est plus éloigné de la vérité que cette vue superficielle. Ce qui est le trait propre et éclatant du génie du docteur angélique, c’est incontestablement sa puissance créatrice supérieure. C’est là, dirai-je. la grande ligne de démarcation qui isole Thomas d’Aquin du reste des plus illustres penseurs chrétiens. Il est vrai que le maître a travaillé lui-même à dissimuler sa propre excellence en s’abritant volontiers derrière l’autorité profane ou sacrée de ses prédécesseurs et en paraissant plutôt suivre les autres que les conduire. Mais ce procédé, que Thomas d’Aquin doit à une très grande modestie personnelle et à la préoccupation de heurter le moins possible ses contemporains par la vue de la révolution qu’il opérait en philosophie et en théologie, ne saurait nous faire illusion. L’étude interne, comme l’étude comparée de son œuvre, proclame, avec une évidence qui éclate aux regards des esprits les moins prévenus, que c’est lui, et lui seul, qui a créé l’ordre et l’unité de la philosophie et de la théologie chrétiennes.

4° L’œuvre philosophique. — Au point de vue de l’information philosophique, Thomas d’Aquin doit immensément à ses prédécesseurs, surtout aux grands penseurs de toutes les écoles. Il n’existe pas d’index des auteurs cités dans l’ensemble des œuvres de suint Thomas ; mais on peut prendre celui qui a été dressé pour la Somme théologique et qui donne une idée approximative de l’usage qu’il a fait des autorités classiques (édit. Vives, t. vi, p. 713). Aristote, chez les Grecs, l’emporte sur tous les autres, et la pensée de saint Thomas ne perd presque jamais contact avec celle du Stagirite. Par lui il a connu la philosophie antérieure, surtout celle de Platon, dont il a utilisé plusieurs dialogues (Timée, Phédon, Ménon). Le néoplatonisme est parvenu à saint Thomas par de nombreuses dérivations ; mais plus particulièrement par le livre des Causes et sa source principale, Y Elementalio Iheologica de Proclus, par le pseudo-Denys l’Aréopagite. Les philosophes latins qu’il invoque le plus fréquemment sont Cicéron, Sénèque et Manlius Boèce ; chez les Arabes, Avicenne et Averroès ; chez les Juifs Maimonide. Il va de soi que le contenu philosophique de la littérature chrétienne, incomparablement moins important d’ailleurs, lui est exactement connu. Les idées et les systèmes philosophiques antérieurs,