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FOURIERISME


p. 20 ; l’état sociétaire, annoncé par Fourier, n’admet point d’égalité, « qui est poison politique. » Tous ceux qui en font partie y apportent ou y acquièrent des actions qui sont pour chacun d’eux une propriété véritable et y forment avec les deux autres facultés industrielles, le travail et le talent, la meilleure base de « répartition équilibrée et graduée. »

Telles sont les nouvelles destinées de l’homme. L’homme ne les atteindra point par le moyen qu’il a pris jusqu’ici pour les atteindre et qui, du reste, les lui a fait si bien manquer. Il a cru, sur la foi des philosophes et des faux savants, que la vie consistait à se soumettre aux lois de la morale ; et la morale, chacun sait en quoi elle consiste : ayant vu deux choses dans l’homme, l’attraction et la raison, au lieu de supposer que ces deux choses ont été faites l’une pour l’autre, elle imagine une lutte entre l’une et l’autre, comme si Dieu pouvait avoir créé un être ainsi composé de deux ressorts contradictoires, et elle a inventé ce qu’elle appelle le devoir, lequel n’est pas autre chose que la loi imposée par la raison aux passions. Ce sont les passions, au contraire, qui sont la véritable loi de l’homme ; et c’est l’attraction qui, transportée de l’ordre matériel dans l’ordre moral, fournit le véritable ressort du nouveau mécanisme associationnel. L’attraction présente, du reste, une telle diversité et une telle complication qu’aucun rouage, si petit qu’on le suppose, ne peut échapper à sa dépendance et à son impulsion. Elle se divise en trois foyers : cinq appétits des sens ou passions matérielles ; quatre passions spirituelles et affectives : ambition, amitié, amour, familisme ; trois passions distributives et mécanisantes : cabaliste, papillonne, composite. Le premier foyer d’attraction a pour objet le bien-être intérieur et extérieur ; le second tend à la formation des groupes, et le troisième, à la formation des séries. C’est le jeu libre et complet de ces douze passions, se tempérant l’une par l’autre, qui inspire à l’homme la passion de l’unité, laquelle résulte de la combinaison de toutes les passions, comme le blanc de la combinaison de toutes les couleurs.

La phalange est l’expression normale et spontanée de l’association, régie par l’attraction passionnelle : elle se compose de 1 500 à 1 C00 personnes, logées dans une demeure commune qui s’appelle le phalanstère, et exploitant en commun, par groupes et par séries, dans un travail toujours attrayant et où toutes les passions sont satisfaites, « un terrain contenant une forte lieue carrée, soit une surface de six millions de toises carrées : » tel sera du moins le terrain nécessaire à la phalange d’essai ; « il suffira du tiers pour le mode simple. » Le phalanstère, qui est la demeure commune des harmoniens, « ne ressemble nullement aux établissements communistes, par exemple, fondés en Amérique par les disciples de Cabet ou de la Mère Ann. Il n’y a rien ici de la caserne ou du couvent : on n’y couche pas au dortoir et on n’y mange pas à la gamelle. Il faut se le représenter comme un de ces grands hôtels-pensions de la Suisse ou des États-Unis, fondés souvent par actions, et où se trouvent réunies à peu près toutes les commodités de la vie. » Gide, Charles Fourier : Œuvres choisies, Paris, 1890, p. xxiv. Une liberté inconnue jusque-là régnera dans le phalanstère, si complète et si absolue que l’on ne fera point d’exception pour les rapports sexuels : tous les hommes pouvant appartenir à toutes les femmes, et réciproquement. Quant à l’exploitation, qui est annexée à ce grand hôtel, elle ne comprend que des travaux agréables, comme la culture des fleurs ou des fruits, qui donnent tout à la fois des jouissances sensuelles, esthétiques et morales. Fourier rassemble tous ces travaux dans un même lieu, de telle sorte que le travailleur puisse aisément passer de l’un à l’autre ; et il

groupe tous les travailleurs autour des mêmes occupations, afin de réunir tous ceux qui ont les mêmes goûts et, en opposant les groupes les uns aux autres, afin de développer en eux l’esprit de corps et de les tenir en haleine par une incessante rivalité. Un mécanisme puéril et compliqué règle tout le mouvement passionnel de la phalange, avec une précision et une abondance de détails qui ne peuvent guère être dépassées. C’est par ce travail associé et attrayant que la production doit augmenter dans des proportions telles que « nos travailleurs mercenaires et languissants » ne sauraient nous en donner aucune idée ; et c’est ainsi que la société finira par se guérir des grands maux dont elle a souffert jusqu’ici. Ce ne sera pas seulement, comme on pourrait le croire, une réforme « parcellaire » qui s’appliquerait à toutes les parties de la société sans rien changer à l’ensemble de la société elle-même ; mais emportées par le mouvement qui les anime, les phalanges, toutes réglées à l’intérieur par l’attraction, éprouveront à leur tour les unes pour les autres une attraction passionnée qui les réunira en provinces ; ces provinces se réuniront en royaumes ; et ces royaumes se réuniront pour former « l’Empire unitaire du globe » dont Constantinople, « local favorisé de toutes les perfections, » sera le foyer ou siège central. Tel est le monde nouveau que Fourier voudrait substituer à l’ancien. « C’est le rêve d’un homme d’ordre ami des plaisirs. C’est l’Arcadie d’un chef de bureau. » Faguet, loc. cit., p. 66.

II. Histoire. — La fortune de cette doctrine singulière, sans être aussi bizarre ou aussi compliquée que la doctrine elle-même, n’est pas de celles pourtant dont le récit puisse tenir en quelques lignes. Elle commença, il est vrai, assez modestement. Fourier fut pendant longtemps le seul homme convaincu de l’importance de sa révélation. En 1814, il avait rallié à ses idées Just Muiron ; mais il s’arrêta, durant de longues années, à cette seule acquisition. Ce n’est que vers 1825, peu de temps après la publication du grand traité de V Association domestique agricole, que Victor Considérant, Godin, Clarisse Vigoureux et quelques autres adeptes commencèrent à former autour du maître et de son premier disciple un noyau plus compact. Mais la débâcle de l’école saint-simonienne, survenue en 1832, dans un temps où beaucoup d’hommes se passionnaient pour la recherche des conditions d’une organisation sociale a priori, ne pouvait manquer de profiter beaucoup plus encore au groupe phalanstérien ; Jules Lechevalier et Abel Transon. les deux principaux dissidents du saint-simonisme, passèrent bruyamment à l’école de Fourier, que cette nouvelle adhésion constitua d’une façon à peu près définitive. C’est donc ici, pendant les quinze ou vingt années qui suivirent la dispersion du saint-simonisme jusqu’au moment où les événements de 1848 vinrent mêler le socialisme à la politique, que nous pouvons placer la véritable fortune et, si l’on peut ainsi parler, l’apogée de l’école sociétaire. Le jour était arrivé où le système, longtemps ignoré et souvent méconnu, allait enfin tenter de se justifier devant l’opinion et la convertir à lui.

L’école ne négligea rien pour assurer le succès de cette propagande. Elle donna de très nombreuses conférences, soit à Paris, où Fourier lui-même exposa quelques parties isolées de son système, soit en province, à Metz par exemple, où ce fut Considérant qui vint ouvrir le cours public. Il convient particulièrement de signaler, parmi ces conférences, celles qui furent faites, à Paris, sur l’art d’associer les individus et les masses, par Jules Lechevalier, pour interpréter Charles Fourier « auprès des saint-simoniens, dont il ne connaît pas la langue, et même auprès des hommes de notre temps, qui n’ont plus guère ni la volonté ni