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HILAIRE (SAINT :


à la nature humaine du Christ et qu’elle doit à sa conception surnaturelle et à son union personnelle avec le Verbe, soit qu’on assimile cette vertu à une force dont le Verbe pouvait user ou ne pas user, à son gré, pour protéger sa sainte humanité contre la souffrance et la douleur, soit qu’on considère cette vertu comme affectant intrinsèquement cette humanité en la rendant naturellement incapable des mêmes affections. D’ailleurs dans les circonstances où le docteur gaulois écrivait, la distinction proposée, entre Jésus-Christ comme Dieu et Jésus-Christ comme homme, aurait été, on l’a déjà vii, inefficace, puisque les ariens ne niaient pas l’impassibilité de la nature divine, mais niaient l’existence d’une nature divine dans la personne de Jésus-Christ.

L’explication des différents textes et la solution des antilogies ne peuvent pas s’obtenir non plus par le simple rejet d’une douleur qui ne serait pas volontaire de la part du Sauveur ; car Hilaire n’écarte pas moins toute souffrance, toute passion physique qui ne serait pas volontaire, et cependant quand il oppose patiet dolere, il admet l’un et écarte l’autre. Il semble qu’il faille recourir à une distinction implicitement contenue dans la doctrine du saint évêque et condensée pour ainsi dire dans cette assertion : Et pro nobis dolel, non et doloris nostri dolet sensu. Il y eut dans l’Homme-Dieu douleur endurée pour nous, mais sans le sentiment qui s’attache à notre douleur. Pour trouver dans Hilaire lui-même le fondement de cette solution, il faut revenir au passage capital, De Trinitate, X, 14, où il a essayé d’expliquer philosophiquement la genèse de la douleur en nous : Cum igitur compuncla aul effossa corpora dolent, sensum doloris transfusée in ea animse sensus admittit. Il y a donc d’abord douleur physique, organique, qui est douleur du corps vivifié par l’âme ; c’est ce que le saint docteur appelle ailleurs passio avec l’idée annexe de coup reçu, de violence exercée, de peine infligée, impetus passionis, vis pœnæ, pœnale ministerium. Ensuite il y a, par répercussion naturelle, douleur dans l’âme, quand celle-ci est faible, douleur intérieure qui dit réaction contre le mal physique ou la lésion organique et accompagnée de malaise et de tristesse ou de crainte, suivant que le mal est actuellement subi ou appréhendé comme futur. Quand Hilaire parle de la douleur corporelle et qu’il l’affirme : pro nobis dolet, et dolet ipse quidem, il s’agit de la douleur physique ou de l’impression pénible qui affecte le corps vivifié par l’âme, quand il est blessé, percé, atteint de quelque façon dans son intégrité. Quand, parlant encore de la douleur corporelle, le saint docteur écarte de Jésus-Christ le sensus doloris ou le dolere en opposition au pati, il s’agit, non plus de l’impression pénible qui se produit dans l’organe ou le corps atteint, mais du sentiment de la douleur qui, par contre-coup, serait provoqué dans l’âme de l’Homme-Dieu en y produisant les mêmes effets qu’en nous. Cette seconde acception, spéciale et restreinte, des mots dolere, sensus doloris, s’explique par l’état de la controverse : dans leur attaque les ariens partaient <Ic l’existence en Notre-Seigneur d’une douleur non purement physique, mais surtout morale, comme on l’a vu ci-dessus, col. 2441.

Pourquoi, admettant en Jésus-Christ la douleur physique, saint Hilaire écarte-t-il de son âme le sentiment de la douleur, sentiment qu’il semble même, par sa manière de parler, identifier avec la douleur formelle et qu’en tout cas il considère comme une infirmité de notre nature, indigne de l’Homme-Dieu ? Peut-être faut-il attribuer cette manière de parler et de voir à une influence philosophique. Saint Augustin rapporte, De civitate Dei, XIV, 15, P. L., t. xli, col. 424, cette définition de la douleur, empruntée sans doute

aux stoïciens : Dolor carnis tantummodo ojfensio est animse ex corpore, et queedam ab ejus passione dissensio ; sicut animée dolor, quee tristilia nuncupatur, dissensio ab his quee nobis nolenlibus accidunt. Cette notion supposée, si, par hypothèse, il y avait passion physique, impetus passionis, vis pœnee, sans qu’il y eût, de la part de l’âme, dissentiment ni, par suite, réaction, le sentiment de la douleur ou la douleur formelle n’existerait plus, à proprement parler. Cette hypothèse n’est-elle pas celle d’Hilaire ? Comme il n’a jamais dit expressément ce qu’il entend par le sensus doloris, cette considération reste conjecturale ; mais elle trouve un sérieux point d’appui dans le fait qu’Hilaire s’arrête presque toujours à l’aspect moral, beaucoup plus qu’à l’aspect physique de la douleur corporelle. Aussi, dans le procès du doctorat, un défenseur du saint évêque jugea-t-il opportun de faire le rapprochement suivant : « Remarquez d’abord que, dans l’opinion des anciens philosophes, la constance du sage ne peut être atteinte par aucune peine, par aucune douleur ; leur opinion a été traduite en formules qui semblent exprimer que le sage ne sent ni fatigue, ni douleur. Est invulnérable, dit Sénèque, non ce qui n’est pas frappé, mais ce qui n’est pas blessé. Peu importe au sage que des traits lui soient lancés, puisqu’il n’est pénétrable à aucun d’eux… Or, saint Hilaire s’est servi des mêmes images pour exprimer la vertu du Christ : « Les coups dont il fut « frappé, les blessures dont il fut déchiré, les meurtrissures du crucifiement eurent l’impétuosité de la « souffrance, sans en avoir la douleur, de même que « le trait qui traverse l’eau, le feu ou qui frappe l’air, « ne peut y produire son effet naturel. » Je ne nie pas, ajoute Sénèque, que le sage souffre ; nous ne voulons pas dire qu’il ait la dureté de la pierre, car il n’y aurait pas de vertu à supporter ce qu’on ne sent pas ; mais les traits qu’il reçoit, il les émousse, il les guérit, il les comprime. Saint Hilaire dit également « que la chair « assumée, l’homme tout entier est livré aux souffrances « naturelles, non toutefois de sorte à être accablé par « elles. » Ainsi, d’après saint Hilaire, le Christ a reçu l’impétuosité de la souffrance, sans le sentiment de cette souffrance, de la même manière que Sénèque a dit que le sage, inaccessible à la douleur, debout et sans trouble, maître de soi-même, demeure dans une haute placidité. » Correspondance de Rome, 4e année (1851), t. i, p. 236.

Entendue de la sorte, la doctrine de l’évêque de Poitiers ne se rapproche pas, autant que l’ont prétendu les partisans de la première opinion, du docétisme ou de l’aphthartodocétisme, puisque Hilaire admettait et défendait, non seulement la réalité de la nature humaine dans l’Homme-Dieu, mais encore l’existence en lui de la souffrance et même, d’après l’explication proposée, de la douleur physique. Est-ce à dire que cette doctrine est de tout point recevable ? Nullement. L’auteur du De Trinitate s’est fait une idée trop abstraite de la perfection propre à l’humanité du Sauveur ; il a considéré trop exclusivement la dignité de l’union hypostatique et n’a pas tenu suffisamment compte de l’état d’infirmité physique auquel, par condescendance et pour nous racheter, le nouvel Adam a voulu se soumettre. Aussi s’est-il trompé quand il a écarté de Jésus-Christ toute crainte et toute tristesse qui aurait eu pour objet ses propres maux, ses souffrances et sa mort ; de même, quand il a repoussé, comme une infirmité indigne de l’Homme-Dieu, tout sentiment de douleur morale que la douleur physique ou matérielle aurait provoquée. De là des interprétations forcées et inadmissibles de certains textes scripturaires, tels que Matth., xxvi, 38 sq. L’erreur, d’ordre secondaire et portant sur un point qui n’avait pas encore été suffisamment éclairci,