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sur les vertus intellectuelles inspirées, où l’on retrouve le théologien et le mystique ; et cet admirable livre des Sources, conseils pour la conduite de l’esprit. De bons juges y ont vu le chef-d’œuvre du P. Gratry. L’auteur > préconise une des idées qui lui furent le plus chères, et dont l’application exige une certaine mesure. « Il vous excite à la science comparée ; je vous demande, pour cela, d’étudier tout : théologie, philosophie, géométrie, physique, physiologie, histoire. Eh bien 1 je crois vous moins charger l’esprit que si je vous disais de travailler, de toutes vos forces, pendant la vie entière, la physique seule, la géométrie seule, la philosophie ou la théologie seule. Il se passe pour l’esprit ce que la science a constaté pour l’eau dans sa capacité d’absorption. Saturez l’eau d’une certaine substance : cela ne vous empêche en rien de la saturer aussitôt d’une autre substance, comme si la première n’y était pas, puis d’une troisième, d’une quatrième, et plus. Au contraire, et c’est là le fort du prodige, la capacité du liquide pour la première substance augmente encore quand vous l’avez en outre remplie par la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à un certain point. » Les Sources, x.

L’analogie même amène le P. Gratry à compléter par un conseil d’ordre moral ce conseil qui semblait d’ordre purement intellectuel. « Il ne faut point oublier que ces capacités de l’eau dépendent principalement de sa température. Refroidissez : la capacité diminue ; elle augmente si la chaleur revient. De même, rien n’augmente autant la capacité de l’esprit qu’un cœur ardent. L’esprit grandit quand il fait chaud dans l’âme… Les esprits les plus grands sont toujours les plus chauds. » Ibid.

La Connaissance de l’âme, dont quelques vues scientifiquement contestables n’ébranlent, pas l’exacte et forte psychologie, est essentiellement œuvre de moraliste chrétien ; le P. Gratry n’étudie l’âme humaine et ne l’aide à s’étudier elle-même, que pour lui faciliter l’ascension vers Dieu et l’union à Dieu. Le moyen, c’est le sacrifice : « Le sacrifice, c’est l’acte libre d’une volonté aimante et courageuse, qui consent à sortir de soi, pour aller à Dieu, et pour se retrouver en Dieu. Sortir de soi ou y rester, là est toute la question, toute l’histoire, tout le drame de la vie morale. » Connaissance de l’âme, 1. IV, c. n. L’obstacle, c’est l’égoïsme qui sépare l’âme de Dieu, qui la divise. « Mais cet égoïsme en lui-même ne peut se voir. Il n’est visible que par ses effets, par ses deux formes et ses deux foyers. L’un des deux est l’abus de la lumière, l’autre l’abus du feu. L’un dévore la lumière, l’autre le feu. Les deux ensemble épuisent la source de l’âme en la décomposant sans cesse en lueurs* qui s’évanouissent, en ardeurs qui se dévorent. » Connaissance de l’âme, 1. IV, c. i.

L’immortalité est le terme auquel tend la vie humaine. Le P. Gratry en expose les preuves avec chaleur ; il montre pourquoi ces preuves ne convainquent pas toutes les âmes, celles qui, autrement que saint Paul, entendent en elles-mêmes « la réponse de mort. » Muni des données de la science et de quelques textes de mystiques largement interprétés, il recherche, il essaie de décrire le lieu de l’immortalité future et de la vie rassemblée. « C’est un miracle de poésie que le Ve livre de la Connaissance de l’âme sur le lieu de l’immortalité. » J. Vaudon, Le P. Gratrtj, Le philosophe, n. Ce livre qui, par ses certitudes, et aussi par ses conjectures, donne souvent le frisson de l’infini, en précède un autre, le dernier, celui que le P. Gratry intitule la Mort, et qui la montre « comme l’élan suprême et le procédé principal de la vie. » Connaissance de l’âme, épilogue. L’auteur étudie les deux dernières phases de l’existence terrestre, celles qu’il nomme poétiquement l’automne et l’hiver. L’observation y est sévère et pénétrante, clic ne décourage pas ; l’auteur

DICT. DE THÉOL. CATHOI, .

regarde la mort en face, et découvre dans cette contemplation de merveilleuses ressources. « O mort, tous mes malheurs, tous mes chagrins viennent de ne t’avoirpas connue, de ne t’avoirpas pratiquée… En nous enveloppant de silence, la morts’efforce de nous transférer dans la parole cpii vient de Dieu. En faisant taire notre pensée même, elle ôte à notre esprit le goût, l’estime, la possibilité de tout ce qui n’est pas contemplation de Dieu. En nous plongeant dans l’inaction et dans l’indifférence, elle veut nous transférer à un plus haut principe d’action, à un plus haut motif d’amour. > Connaissance de l’âme, 1. VI, c. n. C’est par un cantique où l’auteur a uni Habacuc et saint François de Sales, que s’achève ce dernier livre. « Il faut lire et relire ces pages, a dit un délicat esprit, il faut laisser passer et repasser sur son âme ces flots d’harmonie… La fin est triomphante. C’est l’orchestre rassemblant tous ses instruments dans une puissante harmonie. » Souvenirs d’un frère, p. 45.

Sous une forme dramatique (au soir d’une splendide journée, l’auteur s’entretient avec un maître idéal) l’épilogue résume en pages éloquentes, et quelquefois brûlantes, toute la pitié, toute la tendresse, tout le zèle apostolique du P. Gratry, et toutes ses espérances pour le progrès du genre humain. « A mesure qu’il avançait en âge, le P. Gratry était pénétré d’une pitié de plus en plus profonde pour la souffrance humaine. » Chauvin, Le Père Gratry, 2e édit., p. 287. Il redisait comme Malebranche : « Sciences abstraites, quelque éclatantes et sublimes que vous soyez, vous n’êtes que vanité, et je vous abandonne. Je veux étudier la religion et la morale… » IXe Méditation chrétienne. Dans la dernière période de sa vie, c’est surtout au point de vue social que le P. Gratry regardait la morale. De là les œuvres dont nous avons donné la liste : La paix ; le Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu ; La morale et la loi de l’histoire. Il « sait voir le mal sous toutes les formes… il a de l’injustice, de l’iniquité dans la société une vue poignante, un sentiment aigu ; il la décrit et la condamne avec une vigueur implacable…, mais jamais il ne désespère, parce qu’il n’oublie jamais « les ressources divines et humaines » qui restent dans le monde, et ainsi… il travaille de toutes ses forces, par le labeur intellectuel, par les œuvres sociales, à préparer la cité qu’il a entrevue, « la cité dont tous les habitants s’aimaient, » le règne de Dieu sur la terre en attendant le ciel. » Ollé-Laprune, La vie intellectuelle du calliolicisme en France au XIXe siècle, dans La France chrétienne dans l’histoire, 1896. Dans les tableaux tracés par le P. Gratry de l’avenir terrestre qu’il espère et qu’il appelle, on a pu signaler la part du rêve. Pour l’amélioration physique et morale du genre humain, il attendait beaucoup du progrès des sciences, beaucoup aussi des généreux et constants efforts de la liberté, oubliant trop que cette liberté, parce qu’elle est la liberté, menace l’avenir des mêmes désordres dont elle a affligé le passé et le présent ; et que, soumise à la loi de l’épreuve et aussi de l’expiation, cette terre, malgré tous les progrès accomplis, ne sera jamais un Édeh. Amédée de Margerie a expliqué certaines lacunes d’un des plus importants ouvrages de la dernière période du P. Gratry. » … Il avait découvert l’économie politique en lisant Bas liât ; … il avait été très justement frappé de la beauté de ses lois et de leur parfaite conformité avec la morale de l’Évangile… Il était dans cette phase et sous ce charme lorsqu’il écrivit La morale et la loi de l’histoire, et comme deux obstacles principaux, la spoliation et la violence, empêchent les lois économiques de produire librement leurs bienfaisants effets, il lui advint de voir tout le salut des sociétés dans les deux vertus qui corrigent ce double désordre. Au fond, il sait bien que cela ne sullit pas, et que ces vertus elles-mêmes veulent

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