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GRACE

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juif est délivré de cette misérable situation morale et devient capable de réaliser la vertu à laquelle il ne pouvait atteindre sous le régime de la loi mosaïque.

Cette doctrine nous amène à faire le raisonnement suivant : si le juif, constitué sous le régime de la loi mosaïque, ne peut pas échapper au péché mortel, et cela par suite de la concupiscence, le païen, et tout homme qui n’est pas régénéré dans le Christ, ne pourra pas non plus, et pour la même raison, éviter pendant longtemps tout péché mortel ; le secours de la grâce est donc nécessaire, dans l’état actuel de l’humanité, pour que l’homme puisse observer toute la loi ou éviter tout péché mortel.

Si nous considérons, en outre, la raison de cette infirmité, c’est-à-dire la concupiscence, et l’obstacle qu’elle met à l’observation de la loi naturelle, si, de plus, nous considérons ce que l’expérience nous apprend sur la difficulté d’accomplir tout ce qui est commandé par cette loi, nous pouvons conclure que la doctrine générale de l’apôtre s’applique aussi en particulier à l’observation de la seule loi naturelle, que, par conséquent, l’homme est incapable, sans le secours de la grâce, d’observer tous les préceptes de la loi naturelle, même quant à la seule substance des actes, et d’éviter tout péché mortel.

Cette même explication vaut pour, les documents ecclésiastiques et la doctrine des Pères. Parmi ceux-ci, il faut citer surtout saint Augustin, De spiritu et littera, c. iv, n. 6 ; c. xix, n. 32, P. L., t. xliy, col. 203, 220 ; Opus imperjedum centra Julianum, 1. I, n. 85 sq., P. L., t. nia, col. 1105 sq. Cf. les canons 3-5 du concile de Carthage, Denzinger-Bannwart, n. 103-105. Remarquons que ces documents exigent la grâce pour l’accomplissement même des préceptes et ne limitent pas explicitement cette exigence à l’accomplissement salutaire de la loi.

Saint Thomas, Sum. Iheol., P IV, q. cix, a. 2, 4, expose la nécessité de la grâce, a. D’abord, la grâce est nécessaire pour que l’homme puisse accomplir toutes ses obligations et éviter tout péché : c’est la nécessité morale de la grâce. Cette nécessité n’existait pas avant le péché d’Adam, car alors l’homme était dans l’état d’intégrité de nature (sur cet état d’intégrité, voir Collationes Brugenses, 1913, t. xviii, p. 356, 434, 492) ; dans cet état, l’homme n’éprouvait aucune difficulté à accomplir tous ses devoirs et il avait, en lui, la vigueur suffisante pour éviter tout péché ; dans cet état, la grâce n’était pas nécessaire à l’observation de la loi, quant à la substance des actes ; mais la grâce était alors requise pour surnaturaliser la substance des actes, ou, comme l’on dit, pour l’observation de la loi, quant au mode d’agir. Après la chute d’Adam, l’homme a perdu l’état d’intégrité, sa nature est devenue infirme, viciée, il est sujet à une lutte pénible entre l’esprit et la chair, il n’a plus la vigueur requise pour résister aux tentations, et, par conséquent, pour accomplir toujours ce qui lui est prescrit : la grâce est nécessaire maintenant comme remède à cet étal maladif, elle est requise pour guérir la nature : c’est la gratia sanans. b. De plus, la grâce est encore requise pour surnaturaliser les actions des hommes ; en tant que la grâce produit cet effet, elle est la gratia elevans ; à ce titre, elle est requise de nécessité physique, car aucune faculté opérative n’est capable de produire par elle-même un acte intrinsèquement surnaturel.

3. La thèse de la | nécessité morale de la grâce a suscité différentes questions, qu’il nous faut indiquer.

a) D’abord, la grâce est-elle nécessaire à l’homme pour aimer Dieu par-dessus toutes choses ? Il ne s’agit point de la charité essentiellement surnaturelle, mais d’un amour naturel. Nous venons de démontrer que l’amour parfait effectif, qui consiste dans l’observation

intégrale de la loi divine, n’est pas possible sans la grâce. Il s’agit donc de l’amour affectif, c’est-à-dire d’un acte intérieur de bienveillance et de complaisance envers Dieu, non point une simple velléité, non point un désir vague et conditionnel, mais un acte d’attachement explicite si sincère que l’on préfère le créateur à toutes choses. Voir Charité, t. ii, col. 2234.

Cet acte, car il s’agit d’un acte, et non d’un habilus acquis, peut-il être le produit de nos énergies naturelles ? Suarez, De gratia, 1. I, c. xxxiii, Opéra, t. vii, p. 549 sq. ; Bellarmin, De gratia et libero arbitrio, 1. VI, c. vii, De conlroversiis, t. iv, p. 381 ; Sylvius,

In I II’, q. cix, a. 3, concl. 6°, Anvers, 1696, p. Il :

Billuart, De gratia, diss. III, a. I, Summa, Paris, s. d., t. iii, p. 87 ; Hugon, Hors de V Église point de salut, Paris, 1907, p. 148 sq., adoptent l’opinion négative ; l’opinion affirmative est défendue par beaucoup de théologiens, parmi lesquels Cajétan, In 7 anl //, q. cix, a. 3 ; Soto, De natura et gratia, 1. I, c. xxii, Paris, 1549, fol. 90 b ; Molina, Concordia, q. xiv, a. 13, disp. XIV, m. m ; Mazzella, Ds gratia Christi, Rome, 1892, n. 417 sq. ; Huiler, Compendium theologiæ dogmaticæ, t. iii, n. 66 ; Pesch, op. cit., n. 128. Billot, De gratia Christi, p. 68, ne tranche pas la question.

Nous adhérons à l’opinion qui admet la capacité naturelle de l’homme à faire, même dans l’état actuel de la nature déchue, un acte d’amour parfait naturel à l’égard de Dieu, mais avec une restriction cependant ; nous ne parlons pas de l’adulte qui déjà a commis personnellement le péché mortel et est demeuré dans cet état. Nous considérons l’adulte qui n’a pas encore commis un péché mortel personnel. On ne peut pas nier que l’homme ait la capacité physique de produire un acte d’amour parfait envers Dieu, puisque cet acte rentre dans l’objet du premier précepte de la loi naturelle, et que la nature humaine n’a pas été radicalement déformée par le péché originel ; de plus, l’homme ne subit pas constamment l’assaut de tentations graves, et quand il pense explicitement qu’il est obligé à observer tous les commandements de Dieu, il peut vouloir sincèrement éviter tous les péchés mortels, vouloir résister à toutes les tentations, vouloir s’imposer les sacrifices exigés par là ; il peut donc avoir aussi, au moins de temps en temps, la capacité morale de faire l’acte d’amour dont il s’agit. Soto, op. cit., fol. 91 b, exprime la thèse, que nous défendons, en ces termes : Aclus ilte singularis quo objective… Deus diligitur, habere quis potest extra gratiam, imo extra fidem. Potest enim quis naturaliler illam habere animi affectionem, quæ est : Volo Deo in omnibus et per omnia placerc. Le même auteur déduit de cette thèse le corollaire suivant, digne d’attention : « Dans l’homme justifié, il n’y a aucun acte dont le semblable, quant à la substance de l’acte, ne puisse se trouver dans l’homme qui n’a pas la grâce. < Op. cit., fol. 92.

Le P. Hugon, op. cit., p. 150, propose contre cette thèse l’argument suivant : une faculté malade et blessée n’arrivera jamais à l’acte parfait de la nature saine ; or l’acte d’amour de Dieu par-dessus toutes choses est l’acte le plus noble de la volonté saine ; donc dans l’état actuel de la nature déchue et malade, la volonté n’arrivera jamais à faire l’acte d’amour parfait envers Dieu.

Nous répondrons que la majeure est vraie quand il s’agit d’une faculté, qui agit nécessairement et est intrinsèquement déformée, mais on ne peut pas l’affirmer quand il s’agit d’une faculté qui est libre et n’est pas intrinsèquement déformée. Il s’agit ici notamment de la volonté ; or cette faculté n’est pas intrinsèquement déformée par suite du péché originel ; elle est capable de vouloir tout bien qui lui est présenté par l’intelligence ; or l’intelligence peut naturellement connaître que Dieu est en lui-même le bien infini,