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FATALISME


le définir une doctrine pratique qui repose sur la conception d’une nécessité extérieure, impénétrable et irrésistible.

II. Espèces.

Les espèces en sont assez nombreuses et elles peuvent d’abord paraître assez différentes d’elles-mêmes. Si nous sommes ici nécessairement obligés d’en négliger quelques-unes, dont l’influence considérable a fait illusion pendant longtemps, on verra cependant qu’elles n’avaient point de place marquée dans un exposé systématique tel cjue celui-ci. Ainsi on ne conteste point la longue et pernicieuse influence que le fatalisme astrologique aura exercée parmi les païens et parmi les hérétiques. Nous savons, d’un côté, par Cicéron et par Tacite, combien, dans leurs siècles éclairés, il abusait d’esprits et entretenait de charlatans ; on ne peut elïacer de l’esprit du plus grand nombre des mortels, dit Tacite, l’idée d’un arrêt fatal prononcé sur la vie entière de chacun d’eux par les astres qui président à sa naissance : pluriinis morialiiim non eximihir quin primo ciijiisque ortii venlura destineninr. Annal., vr. 22. Les Pères do l'Église n’ont pas eu, de leur côté, de plus grand souci ni de plus constant que celui de mettre leurs fidèles à l’abri de ces singulières façons, dont les hérétiques leur donnaient l’exemple, d’attribuer aux astres le dérèglement de leur vie, comme si la constellation de Mars était la cause de leurs violences ou celle de Vénus de leurs débauches : Eris adulter, quia sic habes Vencrem ; eris homicida, quia sic habes Martem, S. Augustin, Enar. in ps. cxi., P. L., t. xxxvii, col. 1821 ; et ils ont même poussé le scrupule jusqu'à s’interdire l’usage du mot fatum auquel tant de superstitions s'étaient attachées : Fali nomen solct poni in constitnlionc sidcrum, cum quisquc conceplus uni natus est… Abhoirennis vocubulum quod in re non vera consuevit intelligi. S. Augustin, De eivilaie Dci, 1. V, c. ix, P. L., t. xli, col. 150, 152. Mais bien que tout ceci nous avertisse du crédit qu’il avait rencontré, le fatalisme astrologique ne fut, somme toute, qu’une déviation ou une corruption populaire dont l’histoire n’importe guère au développement du fatalisme en lui-même. C’est ainsi que les idées ne sont jamais, si j’ose ainsi dire, maîtresses d’elles-mêmes et de leurs destinées ; mais les hommes les retardent quelquefois ou plutôt ils les égarent, jusqu'à nous faire oublier le chemin qu’elles suivaient ; et si les historiens doivent être soucieux avant tout, ou même jaloux, de retrouver toutes les formes, si différentes et si variées, des transformations qu’elles ont subies, il est naturel que les théologiens et les philosophes s’en montrent beaucoup moins curieux, s’il est vrai que les idées doivent les intéresser, plutôt par le développement logique dont elles sont capables. C’est en nous plaçant à ce nouveau point de vue que nous distinguerons dans le fatalisme trois espèces différentes : le fatalisme mythologique, le fatalisme philosophique, le fatalisme théologique. Si l’homme est le véritable objet d’une doctrine essentiellement praticjue telle que celle-ci, on verra que l’idée de nécessité, en passant de l’une de ces formes à l’autre, se rétrécit toujours davantage autour de lui, comme un cercle de fer qui se brise et qui se referme à chaque fois d’une façon plus étroite sur son centre.

1° Le fatalisme, dans la première expression que la mythologie lui a donnée, soumettait tout à la nécessité, jusqu’aux dieux eux-mêmes. La mythologie plaçait, en cil’et, au-dessus de la volonté capricieuse des dieux, un destin plus redoutable encore i qui est maître des dieux, comme les dieux sont les maîtres du monde. » Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Destin. Cf. Ovide, Met., ix, 435, où Jupiter dit : nie quoque fata reguni ; ou encore Sénèque, De providentia, 5 : cadem nccessilas et deos alligat ; irrevocabilis divina paritir (dque humana cursus l’chit. C’est ainsi que la con ception du destin s’est toujours opposée, dans la mythologie, à la conception des dieux. Les dieux sont capricieux comme des hommes, le destin est immuable comme le ciel : « ils peuvent être fléchis, il est inflexible ; ils peuvent être priés, il est inutile de le solliciter ; ils peuvent être corrompus par des présents, il est incorruptible. Le destin est un dieu sans oreilles, par derrière et par-dessus les dieux sensibles. » E. Faguet, La démission de la morale, Paris, 1910, p. 14. Il n’y a point de conception plus effrayante ni plus déconcertante ; et c’est pourquoi « dans les croyances religieuses d’alors, qu’on ne peint souvent que de couleurs riantes, tout était objet d’appréhension et d' effroi. » Ravaisson, Mémoire sur le stoïcisme, p. 10, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. xxi.

2° La préoccupation de toute la philosophie postaristotélicienne fut précisément de secouer le poids de ce joug insupportable en opérant la pacification intérieure par la domination du destin. C’est ce mouvement qui devait aboutir au fatalisme philosophique ou stoïcien. Celui-ci fait descendre le destin de la religion hellénique dans la nature et l’identifie avec elle : omnium conncrionem seriemque causarum, qua fil omne quod fit, fati nomine appellant, S. Augustin, De civitate Dci, 1. V, c. viii, P. L., t. xli, col. 148 ; mais il faut dire en même temps que toutes ces causes et tous ces effets ont été déterminés par une volonté directrice et par une raison universelle qui a marqué à l’avance la fin de toutes choses. Cette volonté directrice et cette raison universelle, qui est l'âme de l’univers, c’est Dieu. Ainsi le Dieu des stoïciens n’est plus séparé du monde ; mais il circule dans le monde, comme le miel court dans les cellules d’un rayon ; et le destin, au lieu d'être supérieur à l’un et à l’autre, n’est que la loi même et l’expression de leur développement. Dieu et le monde restent sans doute toujours soumis au destin ; mais c’est en eux que réside cette puissance souveraine ; elle se rapproche donc aussi de l’homme C|ui peut désormais s’associer à elle par sa volonté pour partager avec elle l’empire du monde.

3° Et enfin, il restait au fatalisme un dernier pas à faire pour s'être épuisé par son propre développement ; mais ce pas ne pouvait être fait que par une doctrine cjui, comme la doctrine chrétienne, aurait séparé Dieu du monde et du destin. Les dieux de la mythologie, auxquels le monde est soumis, sont eux-mêmes soumis à la fatalité ; le Dieu des stoïciens est identifié avec elle ; le Dieu des chrétiens lui devient à son tour supérieur : tel est le fatalisme protestant. La nécessité n’est guère moindre dans le fatalisme protestant que dans le fatalisme mythologique ou philosopliique ; tout au contraire : « Jamais les stoïciens, ditBossuet, n’avaient fait la fatalité plus raide ni plus inflexible, » Histoire des variations, xiv, 1 ; mais le cercle en est pour ainsi dire beaucoup plus restreint ; Dieu que les l)rotestants séiiarent du monde, et la nature ellemême, dont ils ne paraissent point s'être préoccupés, ne sont plus compris sous le joug de cette nécessité inévitable ; et c’est pourquoi ce nouveau fatalisme n’est ni un fatalisme universel, comme celui de la mythologie, ni même à proprement parler un fatalisme naturel, comme celui des stoïciens, mais plutôt un fatalisme moral, dont l’homme est, pour ainsi parler, la seule victime, d’autant plus étroitement soumise et d’autant plus misérable. Voir Protestantisme.

Grotiiis, Philosophonim.sententiæ de fato et de eo quod in noslra est potestatc, Paris, 1(545 ; abbé Plouvier, Examen du fatalisme, 3 vol., Paris, 17.57 ; B. Conta, La llicorie du fatalisme, Paris, 1877 ;.M. Daunou, Mémoire où l’on examine si tes anciens philosophes ont considéré le destin comme une farce aveaqle on comme une puissance intelHnenle, dans les Mémoires de l’Académie des inscrii>lions, t..v, p. 48-72.

J. Bouché.