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EXPERIENCE RELIGIEUSE


quence manifeste de la doctrine catholique sur l'âme de l'Église. Elle vivifie partout où vit la cliarité.

Voici toutefois l’erreur possible. Elle consiste, pour le théologien ou pour le chrétien dissident, à estimer qu’on peut demeurer en paix dans une Église, même avec des doutes sur son autorité. Non ; ces doutes indiquent que Dieu attend désormais autre chose de la sincérité. S’il ne les éveille pas chez tous, il ne peut dispenser personne de clicrcher à les dissiper, dès qu’ils sont nés.

En vain l'âme en appelle-t-elle, pour se rassurer, aux progrès qu’elle a réalisés dans le sein de sa communauté, à l’efflcacité sentie de ses sacrements, aux consolations qu’elle a goûtées. Outre que la valeur réelle de l’ascèse qu’elle a suivie et l’excellence de ses dispositions intérieures peuvent en fournir une explication toute naturelle, le concours surnaturel, très vraisemblable, certain peut-être, prouve seulement que Dieu ratifie les démarches antérieures, non pas qu’il ne requiert aujourd’hui rien de plus. Comme aucun catholique n’est assuré par les grâces du passé ou du présent de la récompense finale, s’il vient à manquer au devoir, aucun de nos « frères séparés » n’y peut prétendre davantage, s’il vient à pécher contre la lumière. Cf. J. H. Newman, Difjicutlics felt by anglicans, 4e édit., Londres, s. d., Icct. iii, p. 59-85.

2. Analogies de forme.

Mais en se plaisant à reconnaître l’action du Saint-Esprit dans toutes « les âmes de bonne volonté » , dans l’Eglise ou hors de l'Église, et les analogies profondes qui en résultent, il importe de se garder des exagérations.

a) Pauvreté du langage. — La diversité des sentiments la plus grande peut se dissimuler sous l’apparente identité des descriptions. Les termes affectifs sont en effet limités en nombre : satisfaction, joie, transport… Ils ne sortent en quelque manière de leur imprécision générique, qu’en traduisant de manière explicite l’idée qui les imprègne : régénération, réconciliation, union… Chaque nuance du concept exprime alors une réaction originale. Prétendre, par exemple, qu’il est accessoire au sentiment d’union de savoir si le terme divin est « un plus grand » , mais fini, au sens de W. James, ou une énergie cosmique, comme le Logos d'Épictète, ou un Infini panthéistique, comme l’Un de Plotin, ou un Absolu infiniment distinct du monde, comme le Dieu d’Augustin, est aussi légitime que de nier les différences affectives d’une injure qui vient d’un inférieur, ou d’un égal, ou d’un supérieur, qui s’excuse par la bêtise ou qui s’aggrave d’une ingratitude. Libre au philosophe de discuter l’objectivité du dogme, mais dire, en psychologue, que la notion dogmatique, vraie ou fausse, est accessoire à l’impression religieuse qu’elle provoque et définit, est inacceptable. Comment avoir même émotion, quand on n’est pas ému pour le même motif ?

A ces différenciations qui viennent de l’idée s’ajoutent encore celles qui procèdent de l’intensité du sentiment. Quand il s’agit de matière, un vocable unique peut servir à désigner les proportions les plus variables : c’est toujours la même pâte. Les affections de l'âme, par contre, ne se développent pas par juxtaposition de parties homogènes, comme la quantité, mais par concentration en quelque sorte, épuration progressive, et spiritualisation. Les douleurs médiocres sont loquaces, les grandes muettes. Pourquoi ? Parce que l’intensité en fait autre chose ; la réaction est autre, parce que le réactif est différent. Ainsi de la joie, ainsi de l’amour. Les mots pourtant restent identiques. C’est la pauvreté du langage qui en est cause, ou plutôt la grossièreté de la psychologie commune, qui se soucie peu de donner une étiquette propre aux réalités qui ne se voient ni ne se palpent. La science du moins peut-elle s’en tenir là? — Il suffit

d’avoir l’expérience personnelle d’un degré d'émotion artistique, ou de joie, ou d’amour, inconnu du vulgaire, a pari d’une jouissance religieuse plus pure — pour être écœuré de ce verbiage qui confond les disparates et profane tout ce qui est élevé, dans la promiscuité des mêmes mots.

b) Dépendances liltcraires. — D’ailleurs, les rencontres d’expression ont souvent leur principe dans une cause beaucoup plus banale. La dépendance des mêmes livres a créé dans les confessions issues du christianisme un « style reçu » : il contribue à atténuer les divergences. Surtout, la diffusion des idées chrétiennes a imposé à toutes les religions qui sont entrées en contact avec elle une orientation de pensée analogue. Celles qui ne prennent pas directement les livres catlioliques, comme l’a fait en partie le ritualisme pour l’ascèse et la morale, se modèlent, par concurrence ou rivalité instinctive, sur l’idéal qu’elles envient. Saint Augustin dénonçait la tactique des néoplatoniciens de porter leurs amis aux vertus chrétiennes, pour les dispenser de devenir chrétiens : Quærunt ergo plerumque taies Iiomines etiam pcrsuadere liominibus ut bene vivant et christiani non sinl. In Joa., tr. XLV, n. 2, 3, P. L., t. XXXV, col. 1720. CL Episl., cxviii, c. iii, n. 21, t. xxxiii, col. 442. M. Jordan indique, de son côté, comme fruit certain de l'étude comparée des religions, l'épuration forcée de cultes qu’on se sent trop faible pour abandonner et dont on est trop perspicace pour ne pas sentir, par contraste, les déficits plus ou moins notables. Comparative religion, Edimbourg, 1905, c. XI, p. 409. Comme on cliange moins rapidement d’habitudes que de langage, le premier effet de cette tendance est d'établir entre les confessions une terminologie à peu près identique. Bien superficiel le critique qui prendrait des désirs communs pour un réalisation égale et l’uniformité du style pour la parité des expériences.

Spéciftcilé des expériences catholiques.

^Évidemment, ce serait pourtant erreur grossière et pharisaïsme

insupportable d'établir tout catholique dans un ordre à part. Celui qui vit en païen, dans le catholicisme, ne connaît rien des émotions spécifiques de l'Église ; et celui qui, en dehors d’elle, pratique les vertus qu’elle prescrit et professe plus ou moins explicitement les dogmes qu’elle enseigne, se rapproche d’autant des réactions affectives qui lui sont propres.

1. La spécificité doit exister.

L'Église a son champ caractéristique d’expériences, si elle a ses dogmes particuliers, si elle les possède dans la pureté et dans l’harmonie de la vérité intégrale, si elle a son ascèse spéciale. Tel est le cas.

a) Pour être bref, qu’il suffise d’indiquer l’influence de la thèse créatianiste. Le protestantisme libéral, le symbolo-fidéisme, le pragmatisme, si teintés qu’ils soient de christianisme, la rejettent de prime abord. Fort bien. Mais, du fait, se trouvent transposées toutes m les relations entre l’homme et Dieu. Au lieu de l’at- ^ titude humiliée, anéantie, qui seule convient au créé devant le créateur, et qui appelle ses réactions propres, voir plus loin, on prend logiquement dans

ces confessions — ou plutôt dans ces philosophies — celle de la partie à l'égard du Tout, et l’on traite d'égal à égal, sans sujétion, avec cette nature unique en qui l’on doit se résorber.

b) Sur une base commune peuvent toutefois s'édifier des doctrines divergentes. La multiplicité des sectes chrétiennes créatianistes en témoigne. Or, qu’on veuille bien le remarquer, si la religion catholique possède seule, sans déformation, la doctrine authentique du Christ, elle a, de ce clief, un réactif inconnu des autres. La « vraie religion » est en effet, à quelques égards, chose indivisible (bonum ex intégra causa) : sa transcendance ne dérive pas tant de quelques prin-