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EXPERIENCE RELIGIEUSE


Entre les deux stades, voici simplement ce qui se passe. Progressivement, par instinct plutôt que par analyse réfléchie, on découvre dans l'émotion religieuse, comme W. James dans la foi fiduciale de Luther, L’expérience religieuse, 2e édit., p. 208 sq., un double élément, l’un représentatif ou interprétatif, l’autre, d’ordre aflectif, pure satisfaction de l’appétit mystique, toute proportionnée à son degré d'épuration morale ; V. James le traduit ainsi : « l’intuition immédiate que, tel que je suis, coupable, sans un moyen de défense, je suis sauvé aujourd’hui et pour toujours, » p. 209, et A. Sabatier, « le sentiment heureux d’une délivrance, l’assurance intérieure du salut. » Esquisse, 1^ édit., 1. III, c. iv, p. 383. Cꝟ. 1. II, c. II, p. 176. Par une réduction successive des croyances, on s’aperçoit que les deux éléments sont dissociables et que le sentiment mystique d'élargissement, de satisfaction, de « salut » , peut naître en nous par de tout autres voies, cf. Leuba, dans W. James, op. cit., p. 209, bref « qu’une religion sans Dieu peut être meilleure qu’une religion avec un Dieu. » L’annonce de cette découverte efïarouche ; elle est suivie de régressions timides ; mais la logique des choses y ramène : nous y sommes.

b) Panthéisme. — Ce ne peut être non plus le fait du hasard que les théoriciens modernes del’expérience religieuse aboutissent tous à un panthéisme plus ou moins voilé. Le « finitisme » ou le « pluralisme » de W. James ne constitue qu’une exception apparente, due à une logique exceptionnelle, A pluralistic universe, p. 312 ; l’essentiel du panthéisme est sauvegardé : il y a continuité entre le fidèle et Dieu, p. 307, 318.

Voici l’explication plausible de ce fait. La cause en est à chercher, à la fois, dans le besoin intellectuel de justification, dans l’illusion des sens, dans la richesse mystique de l’hypothèse panthéiste. En effet. Dieu n’est connu dans le sentiment et la sensation, immédiatement, que s’il nous est contigu en quelque sorte physiquement ; sinon, ce n’est pas lui que nous percevons, mais son action en nous. Tout naturellement le sentiment entraîne l’intelligence vers la thèse cosmologique qui le favorise. C’est d’ailleurs une illusion facile et fréquente d’identifier avec la perception immédiate de Dieu la sensation d’universelle dépendance, de nécessité enveloppante, qui accompagne le jeu de notre activité : le déterminisme des causes secondes se prend aisément pour la contrainte sentie de la volonté divine, et l’indéfini qui nous trouble, dans le vague ou dans le grandiose, pour l’entraperçuc de l’infini. La séduction — fatale si la critique rationnelle n’intervient — est d’autant plus grande que peu de thèses sont aussi propres à exciter l'émotion mystique : simplicité apparente de la solution moniste, amplitude et splendeur des images qui la traduisent, consolation inappréciable de se sentir pénétré par l’Absolu, mû par lui, identifié avec lui.

c) Athéisme mystique. — Mais si l’homme se reconnaît dieu, qui adore-t-il ? « Panthéisme » n’est pas le nom qui convient ; c’est « athéisme » qu’il faut dire, athéisme élégant et, comme on voit, tout vibrant d'émotion mystique.

Ceux même qui n’arrivent pas à cette systématisation de leurs conceptions aboutissent pourtant au même terme. « Quand il n’y aura plus d’autorité debout, écrivait E. Scherer, si ce n’est la conscience personnelle de chacun, quand l’homme… contemplera face à face le Dieu auquel il aspire, ne se trouvera-t-il pas que ce Dieu n’est autre chose que l’homme lui-même, la conscience et la raison de l’humanité personnifiées, et la religion, sous prétexte de devenir plus religieuse, n’aura-t-elle pas cessé d’exister ? » Revue des deux

mondes, 15 mai 1861, t. xxxiii, p. 424. Que l’on relise les comptes rendus des congrès libéraux, cf. E. Doumergue, Les étapes du fidéisme, p. 24 sq., on verra si cette heure n’est pas venue. Que peut bien signifier, après tolérance et approbation des opinions les plus divergentes, cette « communion dans un même esprit » dont se réjouissent les congressistes, p. 33, sinon la déification du sens propre, unique thèse qui reste commune ?

Avec plus de sincérité, le pragmatisme parle la même langue. Nous en avons déjà fourni quelques témoignages expressifs, col. 1803 sq.

Que devient dans toutes ces thèses la religion ? Ce que la voulait Schleiermacher, Reden, u^ dise, édit. Pilnjer, p. 71 : une divine musique qui accompagne et charme l’agir humain.

Au lieu de l’athéisme antique, facilement rageur et morose, nous avons l’athéisme romantique et mystique. C’est toute la différence.

Insuffisance de droit.

- On s’expliquera les conséquencesprécédentes, si l’on étudie l’expérience religieuse en elle-même.

1. Insuffisance en raison des solutions à fournir.

Après avoir déclaré la raison spéculative inapte à juger deschoses religieuses, voici, en abrégé, les trois problèmes que l’on demande à l’expérience de résoudre : problème de l’Absolu, problème du mal, problème de la révélation chrétienne. Si l’on borne l’expérience aux données strictement sensibles, réduire cette prétention à une formule claire, c’est la réfuter. — Mettons les choses au mieux ; attribuons à l’expérience tout ce qui est donnée immédiate, donc les émotions spontanées d’ordre spirituel et intellectuel comme les autres, et même plus que les autres, en raison de leur richesse. La méthode demeure aussi vicieuse.

Prononcer sur l’Absolu — qu’on le nie, ou qu’on l’objective en « plus grand » , comme dans le « pluralisme » et le matérialisme, voire dans cet anthropomorphisme intellectualiste qui constitue l’idéalisme, ou qu’on le déclare transcendant — c’est dépasser l’expérience, et dépasser l’expérience c’est engager une enquête qu’un seul mot a droit de clore : nécessité. Recevoir l’obligation morale comme catégorique ou a6so/ue, avant cette justification, est aussi gratuit que de recevoir telle conception de l’univers sans la démontrer exigée. Or l’expérience qui donne de l’actuel, qui suggère du possible, est inapte à rien dire du nécessaire, une affirmation de ce genre supposant abstraction, généralisation, distinction de l’essentiel et de l’accidentel. Si donc le besoin d’une explication dernière, dans la catégorie du vrai ou dans celle du bien, est incoercible et, en ce sens, expérimental, seul un procédé rationnel peut le satisfaire.

Plus frappante peut-être, plus propre à faire saillir le vice du critère proposé, mais identique au fond, l’impossibilité de solutionner par son moyen le problème du mal. Mal moral du péché, mal physique du désordre organique ou cosmique, mal métaphysique de l’imperfection et de la limite, il est psychologiquement à la base de toute vie religieuse, stimulant énergique de la pensée et du vouloir, scandale constant de la piété. Or la solution ne s’en peut trouver que dans une conception de l’ordre universel, disons plus, d’un ordre qui, pour être adéquatement expliqué, doit se présenter comme une expression médiate ou immédiate de la nécessité (ordination positive de l’Absolu, ou exigence métaphysique de l'Être). Encore une fois, comment l’expérience peut-elle atteindre à ces abstractions ?

On notera de plus cette difficulté spéciale, que la valeur pratique de la solution véritable ne peut être goûtée d’expérience qu’au moment où l’ordre sera vraiment établi dans la vie du sujet. Demander à la