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E> ; PÉRIENCE RELIGIEUSE


palpable, ne peut être ici ni négligée, ni acceptée sans que l’on prenne soin de noter ses erreurs. Nous les avons signalées. Quelques précisions sur la méthode comparative, dans VAnthropos, 1910, t. v, p. 534 sq.

Voici les plus graves. Sous prétexte de n’admettre aucun a priori, ces auteurs déterminent eux-mêmes leur champ d’observation, sans remarquer que la distinction entre faits religieux et non religieux suppose déjà une théorie de la religion ; qu'à l’admettre, on sort des faits ; qu'à l’omettre, on risque de fonder ses conclusions à la fois sur des observations légitimes et sur des sujets hétérogènes. De quel droit, par exemple, exclure ou inclure dans son objet d'étude l’appétit sexuel, où d’aucuns veulent voir une prière ? Da Costa Guimaræns, Le besoin de prier et ses conditions, dans la Revue philosophique, 1902 ; ou l’ivresse anesthésique, que d’autres regardent comme une révélation ? B. J. Blood, The anœsthesic révélation, New York, 1874 ; voir W. James, L’expérience religieuse, 2e édit., p. 328 sq.

De plus, à n’envisager qu’un aspect des phénomènes, l'émotif ou l’affectif, on risque de négliger des différences capitales, peu notables dans leurs caractéristiques physiologiques ou psychologiques. Ainsi paraissent presque identiques les états de conscience que produisent l’indéfini du rêve, le vague de l’ivresse, l’intuition dialectique de l’idéal, l’extase mystique. Cette impression délicieuse d'éblouissement, d'évanouissement à l’entrée d’un monde supérieur, est obtenue par des voies très différentes. Si les sens, voire même la conscience directe, sont incapables de démêler les réactions très diverses que la raison prévoit et que décèle soit l’analyse philosophique, soit l'étude des manifestations sociologiques parallèles, peuton croire qu’en nivelant indûment tous ces faits, on puisse aboutir, même du point de vue positif, à une conclusion scientifique ?

Enfin, de quel droit dépasser le point de vue phénoméniste, en prononçant soit des jugements de valeur (non seulement subjective, mais objective) sur les formes religieuses considérées, soit des arrêts absolus sur la nature et l’origine du fait religieux ? Nier, en cette matière, n’est pas moins dépasser l’expérience, qu’affirmer.

Pour ces motifs, voici la méthode de cette étude.

Nous plaçant sur le terrain de nos adversaires, nous prendrons les mots religion, prière, divin, mystique et autres, non selon leur acception théologique, comme désignant la religion révélée et le surnaturel authentique, mais selon leur notion générique et confuse. Voir abbé de Broglie, Religion et critique, Paris, 1896, Définition de la religion, p. 3-106.

Modifiant légèrement la définition de A. Réville, Prolégomènes de l’iùstoire des religions, Paris, 1881, c. II, p. 34, pour insister sur le caractère d’ordination totale de l’homme vers sou dieu, nous nommerons religion : « la détermination de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l'être humain à l'être mystérieux — personnel ou impersonnel — dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui-même et auquel il aime à se sentir uni. » Nous n’exclurons donc, par préjugé confessionnel, aucune forme religieuse ou prétendue telle, mais nous emploierons les mots, à tout le moins, dans leur sens historique, nous refusant de considérer comme religieux l’appétit sexuel ou l'émotion anesthésique, quelque prétention que manifeste une époque agnostique et religieuse à les dénommer tels. Si l’on comprend, en effet, pourquoi certains réclament le bénéfice de cette qualification, on voit aussi pourquoi l’usage — et c’est au fond toute une philosophie rudimentaire, au-dessus de tout soupçon — ne saurait la tolérer.

Les mêmes raisons semblent requérir l’ordre sui vant : nous aborderons successivement les trois aspects du problème, qui se commandent, psychologique, critériologique, ascétique. Débutant par une mise au point ou critique des faits, voir plus bas, qui doit éclairer tout ce travail, nous fournirons ensuite leur explication théologique, col. 1814, ne la tirant pas de l’expérience, puisque sous sa forme fldéiste nous l’en prouverons incapable, col. 1828 sq., mais présupposant les études connexes fournies par ce dictionnaire, Agnosticisme, Diei-, Religion.

La question délicate de la spécificité des expériences catholiques ne sera abordée qu’en dernier lieu, parce qu’elle requiert la solution préalable des trois ordres de problèmes.

rV. L’expérience religieuse comme fait psychologique. — I. CRITIQUE DES FAiT^. — Les phénomènes invoqués comme caractéristiques de l’expérience religieuse sont surtout les suivants : sentiment de dépendance à l'égard du divin, comme d’une étreinte extérieure ou intime ou d’une présence, sentiment d’expansion et de réconfort attribués à son influence, illuminations et commotions accompagnées ou non de révélations ou de visions, changement de vie ou conversion, satisfaction ou consolation dans l’apalsementdesfacultés. Avantde risquer une théorie, il convient d’examiner de près quelle objectivité leur revient, quels caractères les distinguent.

Que le lecteur veuille bien ne chercher ici aucune solution positive : il s’agit seulement, pour l’instant, de précisions indispensables et comme d’un déblaiement préliminaire.

Question préjudicielle d’objectivité.

Un trait met

en défiance : c’est l’inefïabilité prétendue de ces états : les uns affirment ne pouvoir s’en expliquer à qui ne les a pas partagés ; les autres déclarent n’y rien comprendre ; de là à conclure qu’ils n’ont rien d’intelligible, la pente est rapide.

En réalité, il n’y a de spéciale ici que l’erreur, si fréquente dans les choses de la foi, d’imaginer qu’on en puisse juger, sans y être « expert » ; mais le sentiment religieux n'étant pas moins une spécialisation de la sensibilité que le sentiment artistique ou le sentiment moral, on ne peut pas plus suspecter de ce chef l’objectivité de ses facteurs, ou la véracité des privilégiés qui le décrivent, qu’on ne peut mettre en doute les délices éprouvées par un Beethoven, un Cauchy, un Kant, dans leurs spécialités respectives. S. Bernard, In Cantic, serm. lxxiii, n. 10, P. L., t. clxxxiii, col. 1138.

Si l’on a quelque expérience de ces émotions, on ne doit non plus oublier qu’il peut y avoir entre les divers degrés d’initiation des différences telles, qu’on puisse être à leur égard comme dans une ignorance absolue. « Qui aura expérimenté quelque chose de plus relevé, dit Suarez, pourra parler selon son expérience, car en cette matière elle est d’une importance souveraine. » De oratione, 1. II, c. ix, n. 13. Formulée au sujet de la contemplation mystique et de sa durée, l’observation est de portée très générale. Voir plus loin. Nous recevrons donc, à titre de phénomène objectif, ce que nous trouverons garanti, soit par des assertions convergentes, soit par des témoignages de première valeur.

Classifications provisoires.

Pour mettre un peu

d’ordre dans ces recherches, il sera bon d’adopter une classification provisoire, qui n’implique aucune interprétation systématique des faits.

Plus on insiste sur l’aspect affectif de ces phénomènes, en négligeant leurs éléments représentatifs, plus on sera porté à les distribuer selon la diversité des caractères. On pourra prendre, comme point de départ, soit la distinction aristotélicienne des passions en concupiscibles et en irascibles. S. Thomas, In Ethic, 1. II, lect. v, Paris, t. xxv, p. 300 ; In IV Sent., 1. III,