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2383 USURE. A LA RECHERCHE D’UNE THÉORIE NOUVELLE 2384

Nous verrons plus loin certaines perspectives qui étendraient encore leur domaine.

Mais n’y aurait-il pas d’abord une autre voie par où l’intérêt pourrait éviter les objections ? Au lieu de changer la nature du contrat, si l’on modifiait l’objet même de ce contrat ? C’est-à-dire si l’argent, tout en restant inclus dans nos contrats de prêt, avait été soumis à une sorte de métamorphose qui lui aurait conféré cette productivité jusque là déficiente, tout ne serait-il pas établi dans l’ordre et l’intérêt ne serait-il pas légitimé ?

Et voilà ce que soutiennent aujourd’hui nombre d’auteurs affirmant que l’argent est désormais doté, dans nos sociétés contemporaines, d’une « productivité virtuelle ». Ces auteurs ont pour devancier l’italien Mastrofini dont l’ouvrage parut à Rome en 1831. Le signataire était un contemporain du cardinal de la Luzerne. Mais celui-ci, redisons-le, se contentait de reconnaître la fertilité de l’argent dans les prêts de commerce et de production. C’était donc Yacte, contingent, occasionnel, qui, en donnant, à la somme empruntée, cette destination lucrative, lui conférait, par lui-même, un titre à être rémunéré dans les mains du prêteur. Mastrofini allait plus loin. Il assurait que les circonstances économiques actuelles procuraient à l’argent une puissance, une aptitude permanente, une « applicabilité » capable de justifier l’intérêt du prêt.

Cette thèse est reprise aujourd’hui, bien qu’avec des réserves, par la majorité des moralistes catholiques. Ils ne reconnaissent pas à l’argent une productivité formelle, essentielle, directe. Ils continuent à dire qu’il est stérile. Mais, en même temps, ils déclarent que les conditions économiques ont donné à cet argent un caractère qui, sans avoir modifié sa nature foncière, ne lui est plus cependant tout extérieur. Ce ne sont donc pas, dans l’occurrence, les titres extrinsèques qui légitiment l’intérêt, mais bien cette capacité virtuelle inhérente aux ressources pécuniaires. L’argent représente aujourd’hui l’ensemble des choses vénales et lucratives, il les procure, il est, par elles, médiatement, mais réellement, généralement producteur. Ht voilà qui lui donne des droits nouveaux. Le prêteur cède, en avançant la somme demandée, une valeur économique pour laquelle il réclame légitimement un intérêt, d’après l’égalité des prestations.

Jadis « aucune valeur économique n’était attachée à la possession actuelle de l’argent. Et, par conséquent, l’intérêt ne se justifiait que dans des circonstances exceptionnelles. La justice imposait alors, pour règle, le prêt gratuit. Mais, de nos jours, le crédit est fort précieux à beaucoup, et qu’elles sont nom breuses les facilités pour convertir son argent en des choses frugifères ou pour l’engager dans des entreprises lucratives ! Donc aujourd’hui la possession d’argent a une valeur économique qui se traduit en intérêts ». Vermeersch, Prêt à intérêt, dans le Diction, apologétique. La thèse, ainsi présentée, s’appuie sur des motifs valables et sur l’autorité de ses nombreux patrons. Elle est assez générale pour répondre à toutes les exigences normales de la vie moderne. En fait, elle supprime l’usure, au sens ancien du mot, tout en prohibant, cela va de soi, les taux excessifs d’intérêt.

L’on peut se demander si et comment elle se concilie avec le texte de la bulle Vix pervertit. Car, si l’argent trouve, en effet, aujourd’hui des occasions multipliées, continuelles, de se placer, le fait a pris une extension considérable, mais il n’est pas absolument nouveau. Déjà, aux siècles précédents, en de vastes régions spécialement actives, la puissance productive, la valeur économique de l’argent était bien établie. Benoît XIV n’en a pas moins réprouvé, de façon générale et sauf raisons extrinsèques, le prêt qui ne serait pas gratuit.

A quoi il est loisible de répondre que l’évolution de la vie ne produit pas, dans le domaine des idées, ses conséquences immédiates. lit les conditions économiques n’ont ici agi. ou réagi, sur les doctrines, qu’à un stade avancé de leur développement. Jusque-là l’exception admise en faveur des marchés plus actifs aurait détruit une règle encore valable et nécessaire, pour l’ensemble du monde, au lieu de la progressivement adapter.

L’association substituée au prêt.

Ceux pourtant

qui se piquent d’être pleinement fidèles aux principes promulgués par Benoît XIV ont eu recours à d’autres raisonnements. Sans nier la productivité virtuelle de l’argent, ils n’en tirent pas argument pour justifier l’intérêt du prêt en tant que tel. Pour eux, ce prêt reste essentiellement gratuit et ne légitime son intérêt, même de nos jours, que sur titres extrinsèques. En sorte que, si le crédit moderne veut trouver une base plus large, il doit la chercher dans des contrats qui le fassent reposer sur l’association.

Telle est, par exemple, la position de M. le chanoine Tiberghien, l’exact commentateur de l’encyclique Vix perven.it. Certes, les mœurs capitalistes actuelles sont loin d’avoir cette tendance. Tout au contraire on a pu remarquer que les combinaisons du crédit vont, quelle que soit leur formule, à se rapprocher du contrat de prêt, en esquivant, le plus possible, risques et responsabilités, tout en réclamant un profit.

En sens inverse de ce mouvement, M. Tiberghien rappelle aux « rentiers », aux bailleurs de fonds, les devoirs qui leur incombent pour le placement de leurs ressources dans des entreprises honnêtes, utiles. Il souhaite que leur contrôle puisse être plus effectif sur le salaire et sa justice, sur l’hygiène physique et morale des ateliers…

Actuellement ce contrôle n’est guère à la portée que des administrateurs, à supposer même que l’affaire ne soit pas elle-même soumise à la direction de puissantes sociétés financières. L’union des actionnaires, les mesures légales pourraient modifier ce fâcheux état de choses. La loi du 16 novembre 1940, en augmentant la responsabilité du président dans les Sociétés anonymes, est un premier geste réformateur.

Par ailleurs, les rentiers ne sauraient borner leur horizon à celui de l’entreprise particulière qui a investi leurs ressources. Des perspectives sociales et plus larges s’ouvrent devant eux. « Le capitaliste n’a donc pas un droit à un revenu fixe, échappant aux aléas et aux fluctuations de la vie économique, comme le suppose faussement la doctrine de la rentabilité invariable de l’argent. Le capitaliste a confié son épargne au flux et au reflux du monde économique : il doit — non pas seul mais avec d’autres — en subir les crises, sous forme, par exemple, de dévalorisation monétaire ou de conversion de rentes. » Tiberghien, Semaine sociale de Mulhouse, 1931. Et ce même « capitaliste », dans la mesure de ses moyens, « doit accomplir ses devoirs d’état de rentier, en travaillant à la reconstruction sociale ». Moyennant quoi, grâce à l’acceptation de ces risques et de ces responsabilités, proches ou lointaines, le bailleur de fonds, dans le crédit moderne, aura conservé, avec son argent investi, sinon des liens de propriété, tout au moins des liens personnels. Et la condition sera nécessaire et suffisante, d’après M. Tiberghien, pour que, pris dans l’engrenage de l’économie actuelle, il ne soit plus considéré comme un simple prêteur, mais bien connue un associé. « Voilà à quelle conclusion pratique et très moderne aboutit le rappel de l’ancienne doctrine de l’Église sur l’usure. »

Si cette interprétation est recevable, on voit qu’elle abaisse ou supprime la barrière qui sépare, dans les affaires actuelles, actionnaires et obligataires. L’on a