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TYRANNICIDE. DOCTRINE DE L’ÉGLISE

fin en soi, il n’y avait qu’un pas. Bien vite on perdit de vue la fonction sociale et les devoirs de l’autorité : on parla seulement de ses droits, ou bien on la conçut à la façon d’un titre personnel, inamissible, une sorte de propriété ou d’apanage héréditaire. Laissant de côté cette conception un peu byzantine, les traités récents de droit public ont souligné justement que l’autorité est avant tout un moyen, absolument indispensable et éminent, mais un moyen, d’atteindre la fin sociale. De cette fonction, de ce « service », découlent pour elle des droits et prérogatives indéniables, mais aussi des devoirs très stricts. Ce n’est pas rabaisser son rôle ni diminuer son prestige, c’est lui assurer, avec la durée, l’assurance de demeurer à la hauteur de sa noble mission. Il n’y a pas de société possible, si elle n’est fondée sur le respect du pouvoir par les peuples et des peuples par le pouvoir. Celui-ci sera d’autant mieux fondé à exiger des sujets une obéissance entière, que lui-même remplira plus parfaitement son rôle.

3. Le retour aux théories scolastiques et aux solutions qu’elles donnent des problèmes politiques paraît s’appuyer également sur une évolution sensible des systèmes de gouvernement dans le monde moderne. Rares sont aujourd’hui les États dans lesquels le pouvoir ose se proclamer absolu et indépendant de la nation. Au contraire, à part quelques dictatures retentissantes, qui elles-mêmes se proclament populaires, on voit de vieux pays traditionnellement monarchiques, comme l’Angleterre, se proclamer, par la bouche même de leurs souverains, des « démocraties ». Ce sont là des conjonctures, dont le moraliste doit tenir compte, non point pour sacrifier au goût du jour, mais pour donner des solutions adéquates en tenant compte de la part plus ou moins grande que les constitutions elles-mêmes font à la communauté populaire dans la gestion des affaires de l’État.

4. Enfin il semble qu’il faille faire entrer en ligne de compte la considération de quelques maladies politico-sociales propres à notre temps. En effet, alors que les gouvernements paraissent s’orienter vers des formes plus ou moins populaires et qu’ils proclament leur identité avec la nation, on constate trop souvent que le pouvoir est, en réalité, entre les mains de minorités qui s’efforcent de se maintenir en faisant peser sur l’ensemble des citoyens une oppression très voisine de la tyrannie. Celle-ci s’exerce, non seulement sur les corps, mais encore sur les âmes, par le moyen de la propagande (presse, radiophonie, cinéma), du mensonge ou de l’intimidation : tout cela au nom d’une idéologie le plus souvent étrangère au bien commun et à laquelle tout est sacrifié, même la justice et la vérité. On en vient à ce point où, selon le mot de Pie XI, « les bases mêmes de l’autorité se trouvent sapées ». C’est le cas de répéter : corruptio optimi pessima. Pareil régime peut encore conserver les formes extérieures de la légalité, en réalité il a cessé d’être légitime.

La doctrine de l’Église. — Sur le point précis du tyrannicide, les actes officiels de l’Église sont rares. Aucune encyclique récente n’a abordé la question. Les textes que nous possédons ont une certaine antiquité. Rappelons-en la lettre pour en dégager ensuite l’esprit.

1. La lettre. — C’est à la viiie session du concile de Constance que fut condamnée cette proposition extraite des erreurs de Wiclef : Populares possunt ad suum arbitrium dominos delinquentes corrigere, Prop. 17, Denz.-Bannw., n. 597. C’est une théorie anarchique qui livre pratiquement le représentant du pouvoir au caprice de la foule. Nul doute que le tyrannicide, qui est le degré suprême de la « correction », ne tombe sous la réprobation ; mais c’est surtout son caractère arbitraire qui semble condamné. Nous avons cité intégralement d’autre part, ci-dessus, col. 1994, à propos de Jean Petit, la proposition soumise au môme concile dans sa xve session, 6 juillet 1415, cf. Denz.-Bannw., n. 690, et qui fut condamnée comme « erronée, hérétique, scandaleuse, ouvrant la voie à la fourberie aux intrigues, mensonges, trahisons et parjures ». Mais, ainsi que nous l’avons souligné, l’énoncé contient une telle accumulation d’hypothèses et de conditions que les qualificatifs ont l’air de s’appliquer à un ensemble particulièrement odieux de violations du droit naturel. Il y est affirmé en effet que tout tyran, sans aucune distinction, non seulement peut, mais doit être tué ; que c’est une chose non seulement licite, mais méritoire, nonobstant la qualité de sujet et de vassal. Quant aux moyens, il n’y a à reculer ni devant la « conspiration, ni devant la flatterie ou l’adulation », pourvu que le but soit atteint. Le serment prêté au tyran ou le pacte conclu avec lui ne sont pas des obstacles ; et, pour accomplir le meurtre, il n’y a pas à attendre la sentence du juge ni l’ordre de qui que ce soit… Après une telle énumération, il n’y a pas à s’étonner de la sentence. Mais on ne saurait en conclure que tout tyrannicide y soit condamné sans appel. Bien plus, les dernières lignes permettraient même de supposer qu’un juge pourrait, dans certains cas, prononcer légitimement une sentence capitale contre le tyran et donner l’ordre de l’exécuter. De toutes façons, la portée de la condamnation ne saurait être ni générale ni absolue.

Deux années auparavant, un synode parisien présidé par l’évêque et le grand inquisiteur s’était tenu pour examiner neuf propositions attribuées au même Jean Petit et que Gerson s’efforça, mais en vain, de faire condamner au concile de Constance. Cf. Dupin, Opéra Gersonii, t. v, col. 322 ; Hefele-Leclercq, Hist. des conc., t. vu a, p. 293, note 3. La première de ces propositions était ainsi conçue : Il est permis à tout sujet, sans en avoir reçu ordre ou mandat de quiconque, en vertu des seules lois naturelle, morale et divine, de tuer ou faire tuer tout tyran qui, par avarice, fraude, sortilège ou mauvais sort, complote contre la vie de son roi et souverain, pour s’emparer de son très noble et suprême pouvoir. Et cela est non seulement licite, mais honorable et méritoire, surtout lorsque le tyran a une telle puissance que la justice ne peut s’exercer correctement au-dessus de lui. » Cette proposition fut déclarée erronea in flde et multipliciter scandalosa. Dans sa teneur, elle ne fait que condamner une erreur rejetée par l’ensemble des théologiens, à savoir qu’un simple particulier, fût-il le sujet du monarque attaqué, peut s’instituer de lui-même justicier d’un tyran qui médite d’usurper le trône d’un prince légitime. En résumé, ces textes nous fournissent assez peu de lumière sur la moralité des différents cas de tyrannicide.

2. L’esprit.

Si de la lettre nous passons à l’esprit, il est clair que l’Église est à la fois une école de respect et l’ennemie déclarée de tout faux culte. Gardienne de la vraie religion, elle a pour mission de garantir les hommes contre tout excès. Autant elle courbe ses sujets dans l’obéissance aux représentants d’un pouvoir légitime, autant elle répudie le fétichisme de l’autorité cultivée pour elle-même. Si, dans les cas où cette autorité abuse de son pouvoir, l’Église ne permet pas à ses sujets de se soulever de leur propre chef, cf. Aposlolici muneris, 18 décembre 1878, Denz.-Bannw. , n. 1850, c’est moins par respect pour une autorité « qui perd sa force en renversant l’ordre de la j ust ice », que pour « sauvegarder l’ordre public et éviter de plus grands maux ». En règle générale, l’Église a horreur du sang, abhorret a sanguine ; c’est pourquoi même dans les cas d’oppression extrême, elle recom-