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TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, SAINT THOMAS

qu’il est amené à soulever la question du tyrannicide, tombée dans l’oubli depuis la chute de l’empire. Sans traiter le problème ex professo, il en parle à maintes reprises, et c’est toujours pour affirmer qu’il est permis de tuer le tyran, lequel est d’ailleurs soigneusement distingué du roi. Voici quelques passages caractéristiques : …Aliter cum amico, aliter vivendum est cum tyranno. Amico utique adulari non licet, sed aures tyranni mulcere licitum est. Ei namque licet adulari, quem licet occidere. Porro tyrannum occidere non modo licitum est, sed æquum et justum : qui enim gladium accipit, gladio dignus est interire. Polycraticus, l. III, c. xv, P. L., t. cxcix, col. 572. Il s’agit ici du tyran d’usurpation, qui propria temeritate usurpat (gladium) … vel potestatem, col. 512 ; l’exécution ne revient d’ailleurs pas à n’importe quel citoyen, mais à qui en a le droit et possède la puissance publique : in eum merito armantur jura… et potestas publica sævit.

La solution que donne notre auteur n’est pas différente pour le tyran de gouvernement, qu’il définit :

« celui qui abuse du pouvoir que Dieu a donné aux

hommes », col. 786, ou bien « celui qui opprime la nation », col. 788. Pour celui-là aussi : semper licuit adulari, licuit eum decipere, et honestum fuit occidere, si tamen aliter coerceri non poterat. Ibid., c. xvii, col. 788. Il apporte cependant plusieurs restrictions : d’abord il faut que ce soit l’unique moyen de mettre fin à la tyrannie ; si le tyran est un prêtre, il faudra auparavant le dégrader ; le meurtre ne devra pas être accompli par ceux qui sont attachés au tyran par des liens spéciaux, serments ou charges de cour, c. xx, col. 793 ; enfin, l’usage du poison est interdit, encore que les païens y aient eu recours, col. 796. « Ce n’est pas, ajoute l’auteur, que je pense qu’il faille laisser vivre les tyrans, mais il faut les faire disparaître sans dommage pour l’honnêteté et la religion. » Col. 796. Toutefois, il suggère des moyens moins sanglants et pourtant « très utiles et très sûrs » : c’est, pour les opprimés, le recours à Dieu par la prière et l’amendement de vie, car, dit-il : peccata delinquentium, vires sunt tyrannorum, col. 796. Toutes ces idées seront reprises plus ou moins explicitement dans les siècles suivants.

2. Géraud le Cambrien. — Au début du xiiie siècle, un autre Anglais, Géraud le Cambrien, cite comme un axiome traditionnel dans son pays le mot de Cicéron justifiant le meurtre de César : « Celui qui tue le tyran pour délivrer la patrie, est loué et reçoit une récompense. » De officiis, l. III, iv. Cet adage ne semble pas répugner à notre auteur, qui écrit : Percussori vero tyranni, non quidem pœna sed palma promittitur, juxta illud : qui tyrannum occiderit, præmium accipiat. Cf. A. Coville, Jean Petit, Paris, 1932, p. 195.

3. Saint Thomas. — Cependant cette doctrine d’outre-Manche ne trouva pas beaucoup d’écho sur le continent, du moins à cette époque. Saint Thomas, qui n’a jamais traité ex professo la question de la résistance à la tyrannie, n’envisage nulle part dans la Somme la question du tyrannicide. Le problème pourrait cependant être soulevé à propos de la question xliv, dont l’article 2 pose en thèse que l’on peut licitement mettre à mort un homme pécheur, si le bien commun l’exige. Or, le tyran est au premier chef un malfaiteur public. Mais l’a. 3 réserve à celui qui a la charge de la communauté le droit de vie et de mort ; un particulier ne saurait se l’arroger, soit à titre de vindicte, a. 3, ad 3um, soit à titre de légitime défense, a. 7. Pourtant, comment faire appel à l’autorité publique, si, par hypothèse, c’est elle qui gouverne tyranniquement ? Il faut se rappeler que saint Thomas écrit au xiiie siècle, au temps de l’Empereur, dont l’autorité était, au moins dans la théorie, supérieure à celle des autres rois de la chrétienté. Cf. Redslob, Hist. des grands principes du droit des gens, Paris, 1923, p. 178.

C’est dans le De regimine principum, l. I, c. vi, que saint Thomas semble nous avoir livré sa pensée sur la question du tyrannicide. Il s’agit bien dans cet opuscule, du tyran de gouvernement : « Quelques-uns ont pensé que, lorsque le joug de la tyrannie est devenu insupportable, c’est au plus brave de tuer le tyran et de se dévouer à la mort pour le salut du peuple. » Et il cite l’exemple d’Aod. « Mais, ajoute-t-il aussitôt, cette opinion est opposée à la doctrine apostolique… » D’ailleurs, poursuit notre Docteur, « il y aurait danger pour la société, si chacun, suivant son idée, pouvait attenter à la vie des princes, même tyrans… Si chacun pouvait, à son gré, attenter à la vie d’un roi, il y aurait plus de dangers à sacrifier un roi, qu’il n’y aurait d’avantages dans la mort d’un tyran. Il semble en effet, que c’est par l’autorité publique qu’on doit s’opposer à la tyrannie des princes, et non par les entreprises de quelques particuliers. » Saint Thomas explique ensuite ce qu’il faut entendre par « autorité publique ». Dans l’hypothèse où il n’y a pas de suzerain, d’empereur détenant un pouvoir supérieur, c’est le « peuple », multitudo, c’est-à-dire la nation elle-même, qui, ayant (d’après la doctrine scolastique), « le droit de se donner un roi, a également celui de le déposer ou de tempérer son pouvoir ». [Ici intervient une question de critique textuelle, certains manuscrits portant destrui au lieu de destiiui, dans la phrase précitée. Il semble que ce soit la dernière leçon qui soit exacte. Cf. Bulletin thomiste, 1926, p. 29, n. 581. D’ailleurs la suite du texte est favorable à cette interprétation] : « Et il ne faut pas croire que cette société-là agisse de façon injuste en destituant le tyran (tyrannum destituens) qu’elle s’est donné, même à titre héréditaire, parce qu’en se conduisant en mauvais prince, il a mérité que ses sujets brisassent le pacte d’obéissance. » C’est la première hypothèse envisagée par saint Thomas : la nation destitue le roi tyran. A-t-elle le droit de le mettre à mort ? Le Docteur angélique ne le dit pas ; pourtant dans les exemples qu’il donne à l’appui de son assertion, il cite le cas de Tarquin « chassé du trône par les Romains » (a regno ejecerunt), mais aussi celui de Domitien,

« mis à mort par le sénat » (a senatu interemptus).

Dans le cas où le droit de donner un roi au peuple appartient à une autorité supérieure (par exemple à l’empereur), c’est d’elle qu’il faut attendre un remède contre les excès de la tyrannie. Ce remède pourrait-il comporter la mise à mort du tyran ? Saint Thomas ne le dit pas explicitement, et l’exemple, qu’il donne à ce propos, d’Archélaüs exilé par Tibère, ne nous renseigne pas davantage. Enfin, dernière hypothèse, si l’on ne peut espérer aucun secours humain, alors il n’y a plus qu’à se tourner vers Dieu dans une prière humble et fervente, et à cesser de pécher, recurrendum est ad regem omnium Deum…, tollenda est culpa ut cesset tyrannorum plaga. L. I, c. vi.

La doctrine de saint Thomas peut se résumer de la sorte : 1. un simple particulier ne peut s’arroger le droit de tuer le tyran dont le pouvoir est légitime (tyrannie de gouvernement) : ce serait dangereux pour le peuple et les chefs, car ce ne sont pas toujours les meilleurs qui tentent de pareilles entreprises et le successeur risquerait d’être pire que le tyran ; 2. s’il existe une autorité supérieure, c’est à elle de pourvoir ; 3. sinon, c’est à la nation elle-même, c’est-à-dire aux notabilités qui ont la confiance du peuple et le représentent en quelque sorte. Il semble que d’après les principes généraux exposés à la question lxix, à propos de l’exécution des malfaiteurs, ni le suzerain, ni les comices de la nation ne seraient dépourvus du