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TYRANNIE. TYRANNICIDE

au prochain peut être une lâcheté, préjudiciable à l’honneur divin comme au bien commun. Cf. IIa-IIæ, q. cviii, a. 1, ad 2um et ad 5um ; q. xliii, a. 8, ad 2um ; q. lxxii, a. 3. D’ailleurs, gênante ou facile, la vérité garde ses droits. Les difficultés et les risques ne sauraient empêcher une résistance à l’oppression, judicieusement comprise et sagement contenue, de demeurer le « palladium suprême de la justice et du droit ».

2° En face des lois injustes, il est des cas où la résistance est non seulement un droit, mais encore un devoir : c’est, selon le mot de Léon XIII, lorsque

« obéir serait un crime ». Pour discerner ce droit ou

ce devoir, la conscience individuelle bien formée suffit, s’il s’agit d’actes contraires aux principes premiers de la morale. Dans les cas plus complexes, la conscience devra s’éclairer du jugement des hommes prudents, et spécialement du jugement de l’Église. Les limites du droit de résistance seront tracées par les exigences du bien commun, les probabilités de désordre ou de scandale, la gravité des dommages spirituels ou temporels causés par la loi, comme aussi par les heureux résultats que l’on peut attendre de l’entreprise défensive.

3° Quant à la résistance violente au pouvoir lui-même, pouvant aller jusqu’au renversement du gouvernement tyrannique, ni Grégoire XVI, ni Pie IX, ni Léon XIII n’ont envisagé le cas où semblable entreprise pourrait procurer un plus grand bien. Pie XI a été le premier à ne pas exclure l’hypothèse d’une rébellion ou violence non injuste contre un pouvoir légitimement constitué : ce cas extrême est celui où ce pouvoir « s’insurge contre la justice et la vérité, au point de détruire jusqu’aux fondements de l’autorité ». Firmissimam, 28 mars 1937. Un tel régime, dont la conception a cessé d’être chimérique en ces derniers temps n’est assurément plus apte à procurer le bien commun : il peut être encore légal ; il a cessé d’être légitime. C’est pourquoi un soulèvement contre pareil gouvernement n’est plus une sédition et peut être envisagé aux cinq conditions suivantes : tyrannie habituelle et non transitoire, tyrannie grave, mettant en péril les biens essentiels de la nation, tyrannie évidente, de l’aveu général des

« honnêtes gens » (c’est-à-dire la partie la plus saine

du peuple, les autorités sociales, les optimates et les prudentes du Moyen Age), impossibilité de recourir à un autre moyen, probabilité sérieuse de succès. Cf. Magnin, L’État, conception païenne, conception chrétienne, Paris, 1931, p. 127. Cependant Pie XI n’a fait état que du droit d’insurrection dans des conjonctures extrêmes ; nulle part il n’a parlé de devoir. On pourra donc toujours se demander si la résignation des martyrs n’est pas préférable à une entreprise violente, même destinée à pourvoir au bien de la patrie et de l’humanité. Semblable entreprise ne relève d’ailleurs pas de l’initiative individuelle, elle requiert l’union des cités et même des provinces.

4° C’est dire qu’on ne saurait régler d’avance et mathématiquement les cas où le droit strict devra s’effacer devant la charité et le bien commun, et les conjonctures où le bien des âmes ou celui de la nation commanderont d’aller jusqu’au bout de ce droit. Il y faudra du tact et du coup d’œil, de la discrétion et, par-dessus tout, de la prudence ; une prudence qui n’est pourtant pas pusillanimité, qui sait oser, même hardiment, et ne redoute pas les responsabilités. Les Irlandais qui se rebellèrent contre la puissante Angleterre en 1920, ne prévoyaient sans doute pas qu’ils obtiendraient à si bon compte leur indépendance un an plus tard. A l’opposé, le pronunciamiento des généraux espagnols en 1936 n’aboutit qu’après une longue et atroce guerre civile. L’insurrection française de 1944 contre l’envahisseur eût pu paraître une témérité… La prudence devra tenir compte même de ces éventualités où l’enthousiasme aussi bien que le désespoir d’un peuple sont susceptibles d’obtenir des résultats inespérés.

5° Le rôle du théologien est de peser avec sagesse les circonstances de droit et de fait, en recommandant à tous la prudence et la modération. Puis, toute passion partisane écartée, il tracera ou rappellera les règles de la justice et de la charité dans le cas concret, laissant aux consciences individuelles comme aux autorités sociales la charge de leurs propres responsabilités, ainsi que le soin de trancher les derniers problèmes et de prendre les ultimes résolutions de l’ordre pratique.

Pour la bibliographie, se reporter à la fin de l’art, suivant : Tyrannicide.

A. Bride.


TYRANNICIDE, meurtre d’un tyran ; se dit aussi du meurtrier d’un tyran. On emploiera ici le mot surtout dans sa première acception, sans exclure totalement le deuxième. — La question du tyrannicide intéresse la morale aussi bien que la politique. Elle a fait l’objet d’âpres controverses un peu dans tous les siècles, mais surtout à l’époque du protestantisme et durant les guerres de religion. C’est dire que la passion ne fut pas toujours étrangère aux solutions théoriques et pratiques qui furent alors données à un problème, qui est d’ailleurs de tous les temps. Après un exposé historique des doctrines, nous nous efforcerons de dégager l’enseignement actuel de l’Église sur ce sujet. —
I. Aperçu historique.
II. Appréciation morale (col. 2010).

I. Aperçu historique. — 1° Dans l’antiquité païenne. — 1. Chez les Grecs, le culte de la liberté et l’aversion instinctive pour tout ce qui offrait l’apparence même de la tyrannie étaient à ce point exacerbés, que l’on en vint à considérer comme un malheur pour la cité l’élévation d’un homme au-dessus de ses semblables, fût-ce pour écarter des dangers menaçants et pourvoir au salut du peuple. L’histoire nous montre nombre de héros nationaux qui reçurent le nom de tyrans et furent frappés d’ostracisme ou de la peine capitale. Les écrits des sages eux-mêmes ne surent pas toujours se garder de ces préjugés, et beaucoup parmi les philosophes se firent de façon plus ou moins ouverte les avocats ou les approbateurs des meurtriers des tyrans.

Xénophon, dans le dialogue qu’il imagine entre le poète Simonide et le tyran de Syracuse, se fait le rapporteur complaisant de l’opinion de son temps :

« Non seulement, dit-il, les cités ne tirent pas vengeance

des meurtriers du tyran, mais elles les élèvent au sommet des honneurs. On ne les éloigne pas des cérémonies sacrées, comme on fait pour les meurtriers des simples citoyens ; mais on place leurs images dans les temples pour graver plus profondément le souvenir de leurs hauts-faits. » Hiéron, c. iv. — Platon, disciple de Socrate et interprète de sa pensée, explique cette haine que l’on vouait aux tyrans, en comparant les sévices de ces monstres à l’égard de la patrie au meurtre d’une mère. Il appelle les plus lourds châtiments de la justice humaine sur les infâmes oppresseurs et les arguments qu’il apporte sont tels, qu’on y trouverait facilement une incitation au meurtre. Cf. République, l. IX. — Aristote est plus modéré. Il fait la distinction entre le roi et le tyran, Politique, l. VIII ; mais, reconnaissant dans la tyrannie un régime « sans remède », il lui réserve ses injures et ses traits les plus acérés. Cf. Politique, l. IV, 1. Cependant, s’il raconte avec complaisance l’histoire de tyrans qui furent victimes de conspirations, il s’abstient de juger les faits : il blâme le tyran sans approuver le tyrannicide.