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TRINITÉ. LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES

couronnées de succès. Les uns pensent qu’il y a là, sans aucune intention précise, un simple synonyme du pronom « je » et que le Fils de l’homme veut simplement dire : l’homme que je suis. Explication insoutenable ! car elle ne tient pas compte de l’emphase de l’expression et pas davantage de l’exclusivité de son emploi : Jésus est seul à parler ainsi, et il est remarquable que, en dehors de l’Évangile, il ne soit plus jamais question du Fils de l’homme dans le Nouveau Testament, sinon une fois, Act., vii, 56. D’autres, rappelant la vision de Daniel où le prophète avait vu sur les nuées du ciel quelqu’un de semblable à un fils d’homme, estiment que Jésus a pu faire allusion à cette scène, et il est vrai que lorsqu’il déclare solennellement :

« Vous verrez le Fils de l’homme siéger à

la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel », Matth., xxvi, 64 ; cf. xxiv, 30, il semble évoquer l’image de la glorieuse apparition dont parle Daniel. N’oublions pas cependant que Daniel ne parle pas du Fils de l’homme, mais de quelqu’un qui est comme un fils d’homme, c’est-à-dire qui ressemble à un homme par l’allure de sa personne. N’oublions pas davantage que Jésus se désigne comme le Fils de l’homme non seulement quand il annonce son avènement glorieux, mais aussi lorsqu’il parle de sa mort : « Il faut que le Fils de l’homme soit livré entre les mains des pécheurs, qu’il soit crucifié, et qu’il ressuscite le troisième jour. » Luc, xxiv, 7 ; cf. Matth., xx, 18-19 et xvii, 12 et souvent ailleurs. Parfois aussi, Jésus emploie l’expression dans des contextes tout différents : < Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur terre le pouvoir de remettre les péchés. » Matth., ix, 6. « Le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » Matth., xii, 8. Est-il permis, dans ces conditions, de penser que le texte de Daniel était assez compréhensif pour autoriser un tel élargissement de la formule ? D’autres encore se réfèrent de préférence aux prophéties d’Isaïe sur le serviteur de Jahvé, mis à mort à cause des péchés de son peuple et estiment que Jésus a employé pour parler de lui une formule volontairement humiliée, de manière à mettre en relief le vrai caractère de sa mission rédemptrice, mais ces derniers semblent oublier les passages évangéliques qui prédisent la glorieuse venue sur les nuées du ciel. On le voit, la question est difficile. D’ailleurs nous n’avons pas besoin ici de chercher davantage la solution. Il nous suffit de savoir que Jésus a pris pour lui ce titre sans éclat, à peu près inconnu de ses concitoyens et que, sous ce titre même, il s’est fait reconnaître comme le Fils de Dieu.

Cette reconnaissance est d’abord le fait des démons qu’il chasse du corps des possédés. Elle est même, dès avant l’inauguration du ministère public, le fait du tentateur qui, durant quarante jours, l’a éprouvé dans le désert : « Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains… Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas.. Matth., iii, 3 et 6. Plus tard, les esprits mauvais se montrent plus affirmatifs : « Nous savons qui tu es, le Saint de Dieu. » Marc, i, 24. « Tu es le Fils de Dieu. » Mare., iv, 12. « Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu très haut ? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas. » Marc, v, 7. C’est en vain que Jésus essaie d’imposer silence aux démons. Ceux-ci ne peuvent pas en quelque sorte résister à la force qui les oblige à proclamer leur vainqueur.

À leur tour, les apôtres saluent aussi en Jésus le fils de Dieu. Le Sauveur se fait lentement connaître à eux. Lorsqu’aux premiers enthousiasmes du début a succédé la défiance, il se plaît à leur expliquer lis paraboles et à leur découvrir le mystère du royaume. Puis, lorsqu’il juge le moment venu pour les explications décisives, il leur pot* Il grande question : Qui dit-on qu’est le Fils de l’homme ? « Et les disciples répondent : Les uns disent que c’est Jean-Baptiste, d’autres Élie, d’autres Jérémie, ou l’un des prophètes. Et Jésus leur dit : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Simon-Pierre lui répondit : Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant. Et Jésus dit : Tu es heureux, Simon, Fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’a révélé, mais mon Père qui est dans le ciel. » Matth., xvi, 13-17.

On a maintes fois commenté ce passage ; on a même essayé d’en vider la signification, sous prétexte que, dans les textes parallèles de saint Marc et de saint Luc, la confession de saint Pierre porte exclusivement sur la dignité messianique de Jésus et non sur sa filiation divine. Cependant nous avons le droit et même le devoir de nous attacher à la formule de saint Matthieu, parce que la déclaration de l’apôtre et celle de Jésus se commandent mutuellement : il est bien assuré que si l’apôtre n’a pas reconnu à Jésus une dignité incomparablement supérieure à toute dignité humaine, la promesse d’indéfectibilité qui lui est faite avec une autorité absolue tombe dans le vide. Essentiellement, la confession de Pierre proclame que Jésus est le Messie ; mais elle s’élève plus haut : Jésus n’est ni Jean-Baptiste, ni Élie, ni Jérémie, ni un prophète. Ceux qui pensent ainsi sont des hommes. Les apôtres, éclairés par le Père céleste, jouissent d’une intelligence en quelque manière surhumaine. Ils perçoivent le mystère, bien qu’ils ne le soupçonnent pas encore. En reconnaissant en Jésus le Fils de Dieu, ils s’engagent dans une voie dont ils sont loin de connaître le terme.

Les Juifs eux-mêmes sont instruits de la divinité de Jésus. Il faut, pour cela, attendre la dernière semaine du ministère public ; mais alors, les déclarations se multiplient, de plus en plus claires, de plus en plus pressantes. C’est d’abord la parabole des vignerons :

« Un homme planta une vigne ; il l’entoura d’une clôture,

creusa une cuve, bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit en pays étranger. À la saison, il envoya vers les vignerons un serviteur, pour avoir d’eux une part des fruits de la vigne. S’étant saisis de lui, ils le battirent et le renvoyèrent les mains vides. Il leur envoya un autre serviteur ; ils le frappèrent à la tête et l’outragèrent. Il en envoya encore un autre, ils le tuèrent ; et plusieurs autres encore, ils battirent les uns et tuèrent les autres. Mais il lui restait encore quelqu’un, son fils unique ; il l’envoya le dernier vers eux, en se disant : ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se dirent entre eux : C’est l’héritier, eh bien, tuons-le et l’héritage sera pour nous. S’étant saisis de lui, ils le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra et il perdra ces vignerons et il donnera sa vigne à d’autres. » Marc, xii, 1-9 ; cf. Matth., xxi, 33-41 ; Luc, xx, 9-16.

L’allégorie est aussi claire que possible. Le père de famille est Dieu ; les vignerons, c’est le peuple juif ; la vigne, c’est le royaume. L’un après l’autre, Dieu envoie aux mauvais vignerons ses serviteurs qui sont les prophètes : vains efforts ; les prophètes ne sont pas écoutés ; tout au contraire, ils sont malmenés, fouettés, blessés, mis à mort. Il reste pourtant à Dieu un fils unique, un fils bien-aimé ; et celui-ci est envoyé à son tour. N’y a-t-il pas des chances pour que lui du moins soit écouté et respecté ? C’est le contraire qui arrive : l’allégorie s’achève sur la perspective tragique de la mort du fils unique. Nous n’hésitons pas plus que les auditeurs de Jésus à reconnaître ce fils : c’est de lui-même que le Sauveur vent parler. Sans doute, il est homme comme déjà les serviteurs l’avaient été ; mais Dieu est aussi représenté sous la figure d’un homme et cet anthropomorphisme est indispensable à la mise en scène. Mais il est bien supérieur à tous les serviteurs, et il est unique puisque seul il est le Fils. Une hésitation peut encore subsister sur le sens dans lequel il