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    1. TYRANNIE##


TYRANNIE. PERTE DE LA LÉGITIMITÉ

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politique ne saurait être considérée comme définitive. Cf. Léon XIII, Encycl. Au milieu, 16 février 1892, t. iii, p. 117. « En politique, plus qu’ailleurs, surviennent des changements inattendus… Des monarchies colossales s’écroulent ou se démembrent…, aux formes politiques adoptées, d’autres formes se substituent… Ces changements sont loin d’être toujours légitimes à l’origine ; il est même difficile qu’ils le soient… » Lettre aux cardinaux français, 3 mai 1892, t. iii, p. 126. Que ces changements s’opèrent par usurpation d’un autre prince ou par révolution nationale, il n’est pas douteux que le prince dépossédé reste d’abord légitime, au moins chaque fois que l’acte qui le dépossède ne l’est pas, et c’est le cas le plus fréquent. L’usurpation ne dépouille pas ipso facto la victime de son droit. Le souverain détrôné pourra donc résister, lutter à main armée contre l’usurpateur ; il le devra même, afin de sauvegarder le dépôt de l’autorité qui lui avait été confiée. C’est la période que l’on a appelée très justement le stade de la perturbation sociale. Jusqu’à quel point et à quel moment la résistance peut-elle légitimement se prolonger ? Jusqu’à l’heure où elle est devenue inutile et ne servirait qu’à accumuler des ruines : toute restauration étant devenue impossible ou du moins trop coûteuse pour le bien commun. À ce moment, le prince dépossédé se doit de renoncer à défendre son trône usurpé. Le pouvoir est vacant en fait.

L’est-il aussi en droit ? Oui, répond Chénon, op. cit., p. 132, et « il faut regarder l’exercice de la souveraineté comme prescrit quant à lui (prince déchu) ; …par suite il retourne à la nation…, qui peut très bien le conférer non à l’usurpateur, mais à un autre prince, plus populaire ou plus habile, chargé précisément de combattre l’usurpateur ; c’est ce prince élu qui sera légitime ». Et, poursuit notre auteur, dans le cas où la nation reste passive en présence de l’usurpateur, le pouvoir de fait pourra devenir, avec le temps, un pouvoir de droit à deux conditions : d’abord, que cette autorité de fait s’exerce pour le bien commun ; ensuite que la nation donne son adhésion expresse ou tacite au nouveau gouvernement. Alors, conclut-il, l’usurpateur sera légitimé ; et le prince déchu aura, par voie de conséquence, perdu sa légitimité. Ibid.

Nous ne saurions contester le bien-fondé de cette doctrine. Cependant il faut remarquer que l’enseignement officiel de l’Église est sensiblement plus réservé spécialement sur la perte de la légitimité par le souverain déchu et l’acquisition de cette même légitimité par le gouvernement qui succède. C’est d’abord Pie IX, qui, dans son encyclique du 18 mars 1864, souligne « qu’une injustice qui réussit n’enlève rien à la sainteté du droit. Parlant des gouvernements qui sombrent au cours de « crises violentes, trop souvent sanglantes », Léon XIII se contente de dire : t les gouvernements préexistants disparaissent en fait… ». Au milieu, 16 février 1892, t. iii, p. 118. Mais il se garde bien de se prononcer sur le droit. Même réserve dans sa Lettre aux cardinaux français, 3 mai 1892, où il parle des gouvernements antérieurs qui, en fait, ne sont plus ». T. iii, p. 126. Quant aux gouvernements qui prennent leur place, le pape laisse entendre que la nation aura son mot à dire ; et c’est un des rares passages d’où l’on puisse inférer le retour de la souveraineté à la nation : « Bientôt, l’ordre public est bouleversé jusque dans ses fondements. Dès lors une nécessité sociale s’impose à la nation ; elle doit sans retard pourvoir à elle-même… » Au milieu, ibid.

Les pouvoirs nouveaux sont simplement qualifiés de gouvernements établis en fait » ; cependant « le critérium du bien commun et de la tranquillité publique impose leur acceptation »…, 3 mai 1892, t. iii, p. 126. Et ailleurs : « lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir se sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé… », 16 février 1892, t. iii, p. 118. Mais cela n’implique nullement encore la légitimité.

Nous verrons que, dans ses actes, l’Église ne se départit pas de la même sagesse, soucieuse de sauvegarder d’une part les droits acquis et d’autre part ceux du bien commun. Voilà pourquoi non seulement elle réclame l’obéissance aux gouvernements de fait, mais il lui arrive de traiter avec eux, en vue du bien supérieur des âmes. Cela n’implique nullement l’aveu de leur légitimité, encore moins la reconnaissance de jure du fait accompli. Selon le mot de Pie IX, ce fait accompli, œuvre de l’injustice, de la fraude, de la violence, est éternellement inique, injuste, réprouvé, comme il l’a été dans son origine ; il n’a pas été, il ne pourra jamais être le droit ». Il reste donc bien entendu que le fait accompli ne saurait être la source d’un droit qui naîtrait de lui et découlerait de sa propre nature. Mais le fait accompli pourrait devenir l’occasion de la naissance d’un nouveau droit social d’une source toute différente, à cause du bouleversement qui est en cours et du danger qui menace la société. C’est la période de conservation sociale, durant laquelle le gouvernement de fait, malgré le vice de son origine, répond à la mission qui lui incombe. Il y a alors obligation de l’aider dans cette tâche, alors même qu’en agissant ainsi, on le consoliderait et l’on rendrait plus difficile ou impossible le retour au passé : ce n’est pas là soutenir un pouvoir illégitime pour le consolider, mais seulement assurer le bien social malgré l’appui donné au pouvoir.

Et combien de temps durera cette période de conservation, en attendant l’heure de la légitimation ou transformation en pouvoir légitime ? Sur ce point encore, l’Église s’abstient de se prononcer dans son enseignement officiel. Son rôle n’est pas de transformer des gouvernements de fait en gouvernements de droit. Léon XIII dit simplement : « Ainsi se trouvent suspendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et il peut se faire même qu’avec le temps elles se trouvent abolies, » 3 mai 1892, t. iii, p. 126. Quand sonnera l’heure, où l’on pourra proclamer que le souverain dépossédé a perdu sa légitimité ? Le pape se garde de donner une précision quelconque en doctrine. Au xvi » siècle, le juriste Jean Bodin admettait la prescription par cent ans au profit du tyran usurpateur, De republica, t. II, c. v ; cf. Esmein, Nouv. Rev. hist. de droit français et étranger, 1900, p. 571. On peut dire qu’en fait le Saint-Siège ne s’est jamais prononcé sur la déchéance de jure d’aucun souverain, depuis le Moyen Age, où le droit du temps lui confiait le soin de prononcer la déposition. Cf. Taparelli, Droit naturel, t. ii, p. 389.

Est-ce à dire que le droit du souverain dépossédé ne s’éteint jamais ou ne se prescrit que par cent ans ? La première prétention est celle des légitimistes partisans du droit divin des rois. Mais elle ne saurait être prise en considération. Comme pour la prescription (encore que nous nous refusions à assimiler la souveraineté à une « propriété » ) » le bien commun est intéressé à ce que certains droits s’éteignent ou soient considérés comme éteints : en l’occurrence, ce sera lorsque le gouvernement déchu ne conservera plus aucune espérance raisonnable, ni ne disposera plus de moyens efficaces en vue de rétablir son autorité. Cela suppose que le nouveau pouvoir a atteint dans son organisation intérieure et ses relations internationales une perfection ordinaire. Cette double condition réalisée, on pourra dire que pratiquement la question de légitimité ne se pose plus pour le premier et qu’elle se trouve résolue en faveur du second.