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PHILOSOPHIE ET RELIGION. L’AGE MODERNE

le Portique, qu’elle ait fait douter de l’interprétation thomiste d’Aristote, ce fut sans doute moins grave pour la philosophie chrétienne que la formation d’un « humanisme ». Des hommes comme Valla, Vives, Ramus, surtout Montaigne popularisent l’idéal d’une étude de la nature humaine qui vaut par elle-même et s’obtient surtout par les lettres antiques : de cette étude naît une sagesse apte à gouverner la vie et au de la de laquelle toute spéculation est incertaine. La religion n’est pas rejetée, du moins par Vives et Montaigne ; mais, pour ce dernier, elle n’est pas le tout de l’homme, elle est comme une puissance surajoutée ; elle met de l’ordre, elle conserve les valeurs humaines. Nous avons là le germe empoisonné qui engendra plus tard l’Aufklärung : l’homme, sa pensée, son vouloir sont les premières valeurs ; s’il y a une religion, c’est pour les servir et les garder. La philosophie, par conséquent, l’emporte sur la foi, et il ne reste rien de l’accord promulgué par saint Thomas.

Second caractère philosophique de la Renaissance ; elle a découvert, à la suite de Copernic, l’infinité du monde. Ce n’est là, pour un penseur qui ne se laisse pas tromper par l’imagination, qu’une découverte sans importance au regard de la métaphysique pure. Mais les hommes, même les philosophes, sont entraînés par leur imagination, et, dès le xvie siècle, nous avons, en Giordano Bruno, un penseur dont toute la philosophie est inspirée par l’idée de l’infini matériel. Pour qui le monde est infini dans l’espace et dans le temps, le monde risque aussi d’être infini dans tous les ordres et d’être Dieu : c’est le cas de Bruno. Surtout, quand on s’en laisse imposer par l’infinité matérielle, on renonce à tous les points de repère fixes, on tient toute mesure et toute appréciation pour relative ; et la foi chrétienne elle-même est placée dans le domaine des choses à valeur relative. Après avoir découvert les espaces infinis pleins d’astres, les hommes de la Renaissance découvrirent des continents nouveaux où habitaient des infidèles. La suite des découvertes de ce genre (la préhistoire, la science des religions) continuera, au xixe siècle, à ébranler les esprits, jusqu’à ce point qu’ils tiendront le christianisme pour un simple moment de l’évolution universelle (Hegel et les modernistes catholiques et protestants). Les hommes du Moyen Age n’avaient pas eu besoin de concevoir pour leur monde autre chose que des hiérarchies d’essences immobiles ; les cadres manquaient donc aux xve-xvie siècles, et encore plus au xixe, pour recevoir les résultats de l’astronomie, de la biologie, de l’histoire et de la préhistoire. La pensée catholique s’est mise enfin à accomplir l’effort nécessaire pour intégrer ces découvertes ; ce sera l’œuvre de la philosophie catholique du xxe siècle. Ce qu’elle en a déjà fait suffit à prouver que l’achèvement (si tant est qu’on puisse parler d’achèvement en ces matières) répondra glorieusement au plan et aux efforts.

La formation de la science moderne.

Malheureusement, dès le xive siècle, les tenants de la philosophie aristotélicienne étaient uniquement des philosophes et des hommes à raisonnements par concepts ; les premiers essais de science expérimentale avaient été tentés par des disciples de leurs adversaires, par des gens de l’école d’Occam. Cette division et ce malentendu tragique sont loin d’avoir encore produit tous leurs effets. Aux xvie-xviie siècles, la division s’accentue. La science moderne s’est constituée en dehors de la physique scolastique et contre elle. D’une part, on prétend connaître la nature en interprétant directement les apparences sensibles telles quelles et en bâtissant sur des généralisations par concepts un édifice déductif. Dans l’autre parti, on tient les apparences sensibles pour trompeuses, parce qu’il en faut analyser le complexe pour retrouver les lois simples ; on ne connaîtra la nature qu’en réduisant les mouvements composés en lois mathématiques plus simples ; la seule méthode qui réussira est une méthode qui unit expérience et mathématiques et résout les phénomènes qualitatifs en lois quantitatives nécessaires. Copernic, Kepler, Léonard de Vinci, Galilée enfin fondent définitivement la science expérimentale contre l’autorité d’Aristote. L’aveuglement des péripatéticiens du xvie-xviie siècle est la cause du décri où la scolastique tombe pour trois siècles. Ce n’est pas qu’on l’ait réfutée, elle meurt d’avoir été étrangère à la naissance de la science moderne, et il faudra, au xixe siècle, qu’on la redécouvre. Si elle vit cependant encore en certains cloîtres du xviie siècle (Jean de Saint-Thomas), pour le monde elle n’existe plus.

Le cartésianisme va-t-il la remplacer ? René Descartes a été sincèrement chrétien. Il s’est cru appelé, à la suite d’une « Pentecôte rationnelle » (expression de M. Maritain), à réformer toutes les sciences pour le bien de l’humanité. Bérulle lui a déclaré que Dieu lui confiait une mission, et lui-même a eu des intentions nettement apologétiques. Avant Malebranche, une théologie cartésienne commençait à s’esquisser. Descartes a posé nettement le problème des rapports entre la raison et la foi, et l’a résolu d’après les principes de saint Thomas. L’enchaînement des thèses fondamentales de sa philosophie rappelle absolument celui des thèses de saint Augustin (la pensée du doute implique la certitude de la connaissance et de l’être, la connaissance de l’âme est la première de toutes, on connaît Dieu par l’âme, etc.). Les matériaux du cartésianisme sont en majeure partie des matériaux déjà chrétiens ; l’intention du constructeur du système est chrétienne. Que nous faut-il de plus ? On sait pourtant que Descartes fut mis à l’Index, donec corrigatur.

Ce n’était pas par une erreur. Le cartésianisme recèle bien des principes dont les conséquences mettront la pensée chrétienne dans les plus graves dangers. Nous ne parlons pas seulement d’une tendance subjectiviste à ne connaître le monde que par la connaissance du moi : ce subjectivisme latent ne produira ses pleins effets que plus tard. Il y a, au début de la méthode, l’entreprise radicale de tout mettre en question pour ensuite tout rebâtir sur un fondement d’évidence rationnelle. On croirait que, pour Descartes, l’autorité n’a aucun droit à se justifier rationnellement. Sans doute, il met à part les vérités de la foi : il ne reconnaît pas qu’on ait le droit d’en douter. Mais comment aura-t-on le droit de les mettre en dehors du doute, si le doute atteint tous les moyens rationnels de les tenir pour justifiées ? Il eût fallu, pour que l’exception en faveur des vérités de la foi fût recevable, donner une explication dogmatique du doute méthodique. Il eût fallu dire, par exemple, que le doute méthodique ne consistait pas du tout à douter réellement, mais qu’il avait pour rôle, dans les complexes certains donnés à notre connaissance, de discerner le fond objectif de ce que notre esprit y ajoute. Ou encore, il eût fallu dire que le doute méthodique avait simplement pour rôle de séparer les vérités dérivées, sur lesquelles un doute hyperbolique peut mordre, de la vérité première qu’aucun doute ne peut effleurer. Mais ces explications nettes ne cadrent pas avec les textes du Discours et des Méditations. Il y avait donc à craindre, pour l’Église, que la pensée philosophique ne voulût désormais, en une autonomie sans limites, mettre en question les données premières de la foi et les juger souverainement. Le cartésianisme pouvait être un danger pour l’Église.

Le subjectivisme qui était en germe chez Descartes est beaucoup plus manifeste chez Malebranche. Les sens n’ont qu’un rôle d’utilité vitale ; ils nous trompent, ils ne sont pas bons à fonder une connaissance.