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PHILOSOPHIE ET RELIGION. L’AGE PATRISTIQUE

qu’à soi. Si Antisthène a dit qu’il n’y a qu’un seul Dieu, jamais il ne s’est occupé de lui.

L’Académie issue de Platon abandonne peu à peu les conceptions sublimes du maître et invente des méthodes habiles pour justifier le polythéisme vulgaire. Déjà Speusippe, le neveu de Platon, au lieu de mettre le Bien (Dieu) au principe des choses, le met seulement au terme de leur évolution. Xénocrate de Chalcédoine introduit des explications pythagoriciennes alambiquées pour faire admettre que les astres sont des dieux, et qu’en dessous des astres existent des démons, les uns bons, les autres méchants. La voie était ouverte à tant de philosophes de toutes les écoles qui, jusqu’à Julien l’Apostat, fonderont la mythologie sur la philosophie, abandonnant des récits le sens littéral pour leur donner des significations allégoriques. L’Académie tardive n’est plus guère que de nom disciple de Platon : Carnéade prétend que Dieu ne peut être incorporel, car alors il n’aurait pas d’âme ; ni corporel, car il serait alors corruptible. Au fond, il estimait que seuls les corps sont réels et il rejetait l’existence des dieux.

Les stoïciens ont réalisé l’étrange paradoxe d’enseigner le matérialisme et d’enseigner en même temps une philosophie religieuse à contenu réel. Mais cette philosophie religieuse est, au fond, bien peu religieuse ; elle le deviendra seulement quand les derniers stoïciens se feront éclectiques et parleront de Dieu comme d’un être personnel, Providence. On sait que Zénon de Cittium est panthéiste et matérialiste : le monde et Dieu ne font qu’un, Dieu étant dans le monde l’élément actif, organisateur, rationnel, qui est le feu. De lui sortent, par émanation, les dieux des astres, les dieux forces de la nature, les héros, la raison même de l’homme. Les noms des dieux, ayant été imposés par la nature, révèlent ce qu’ils sont : voilà, justifiés, les noms par lesquels la mythologie désignait Zeus, Héra, etc. Mais les dieux, étant produits, ne sont pas éternels : ils seront de nouveau absorbés dans le tout au moment de la conflagration générale, après quoi l’univers recommencera le cycle de l’existence qu’il a déjà parcouru.

Si le stoïcisme apportait une explication matérielle du polythéisme, jusqu’à admettre les présages et la divination, grâce à une sorte d’harmonie préétablie entre les phénomènes de la nature, il séparait radicalement la vie spirituelle de toute ingérence religieuse. La fin de l’homme est de vivre conformément à la nature, selon la raison qui la manifeste, par son impulsion qui est la vertu. Le sage accepte donc ce que la nature (et, par conséquent, Dieu) lui impose ; il accepte le destin. Mais son mérite n’est pas dans le destin, il est dans l’acceptation libre, dans la hautaine résignation qui l’élève au-dessus de son destin. Le sage n’a que sa vie intérieure, mais il l’a pleinement et, par là, il est au-dessus des dieux, qui n’ont pas à surmonter les difficultés que surmonte le sage. On voit qu’une semblable conception est antichrétienne et fondamentalement antireligieuse : la religion est mise bien en dessous de la vie spirituelle.

Il en est tout autrement dans le néoplatonisme : ici la philosophie s’achève en vie religieuse. La plus haute connaissance est la connaissance de Dieu, et elle ne s’acquiert pas par des procédés discursifs ; elle est une intuition, une contemplation ineffable supérieure à la raison. Par ailleurs, les néoplatoniciens expliquaient le polythéisme et la mythologie de la même manière que les stoïciens. Leur mystique grandiose (la procession des choses hors de l’unité et leur retour à l’unité) pénétrera dans le christianisme par l’Aréopagite, par Scot Érigène et ses successeurs. Mais il y faudra une assimilation, ou plutôt une transformation radicale. Car le néoplatonisme a mené, contre la religion de Jésus, la plus acharnée des luttes. Son Dieu n’est pas le Père des miséricordes, il n’est pas même le Dieu personnel ; il est, au delà de l’intelligible qui en découle, l’unité absolue à quoi seuls les sages s’unissent. S’il y a là une religion, c’est une religion de quelques aristocrates de la pensée et fermée au reste de l’humanité ; c’est une religion où toute l’action vient de l’homme et où révélation et rédemption seraient des non-sens : c’est une religion qui n’établit pas entre l’infini et l’homme une relation vivante de tout l’être, mais une relation de connaissance. L’intelligence et l’orgueil du monde antique trouvèrent là leurs armes les plus redoutables pour arrêter la conquête chrétienne.

Nous voyons donc que les philosophies païennes, si elles ont produit des spéculations religieuses, étaient pour le christianisme beaucoup plus un obstacle qu’une aide. Nous voyons qu’elles ne soupçonnèrent jamais ce qui est l’essence d’une philosophie religieuse véritable : le problème des rapports entre le Dieu vivant et l’homme, entre la révélation et la raison, entre la foi et la science.

II. LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE.

Les origines.

Le Nouveau Testament, nous l’avons vii, suppose une doctrine intellectualiste et réaliste. Il ne l’enseigne pas directement, sauf le texte célèbre de saint Paul, Rom., i, 18-20, mais il met en garde contre les dangers des philosophies païennes ; contre la science qui s’arroge faussement ce nom, I Tim., vi, 20, contre les discussions dont tout le résultat est de démoraliser les auditeurs, II Tim., ii, 14, contre les vaines questions de mots, I Tim., vi, 4, contre la séduction des philosophies qui expliquent tout par les éléments de la nature et ignorent le Christ. Col., ii, 8.

Il y avait là, en germe, toute la théorie des rapports entre la raison et la foi. Les premiers apologistes, pleins d’une immense bonne volonté, admettaient bien implicitement cette théorie en germe. Mais ils étaient en présence de philosophies déjà constituées et dont l’une, au moins, semblait toute prête à fournir à l’Évangile des démonstrations péremptoires. C’était vrai en partie, ce n’était pas vrai complètement. De là le langage imprécis et parfois matériellement faux des apologistes ; de là leurs imprudences quand, par exemple, ils tâchent d’expliquer les mystères de la vie divine. Notre devoir, quand nous les lisons, est d’excuser ces imprudences, de laisser tomber des expressions malheureuses et de nous attacher aux intentions profondes. De même, lorsque nous verrons Minucius Félix présenter une apologétique purement « laïque », montrant que le christianisme est la véritable philosophie, mais sans exposer aucun de ses dogmes essentiels, nous nous dirons qu’il écrit pour des païens et veut les amener graduellement à la foi, des certitudes naturelles jusqu’à l’entrée dans l’Église. Nous regretterons d’autant plus les erreurs que l’admirable Origène a empruntées à la philosophie grecque et qui ont compromis son œuvre pour des siècles. Mais, s’il a erré, le martyr philosophe n’a jamais voulu manquer à la foi et à l’Église ; et, le premier, il a construit une synthèse immense de dogme et de philosophie. Aux iie-iiie siècles, les penseurs chrétiens savent fort bien distinguer la raison et la révélation : Justin, par exemple, les oppose l’une à l’autre comme l’abstrait au concret, comme un résidu sans efficacité à la vie pleine. Mais cette distinction n’a pas encore amené, comme conséquence, une distinction nette de la philosophie et de la théologie. On se contente de juxtaposer les doctrines de Platon et celles de Jésus-Christ et, par suite, on se jette dans des embarras inextricables (Justin, Origène). On tâche d’assimiler la philosophie à la théologie, en rattachant les vérités connues par les Grecs à une révélation primitive ; on va jusqu’à prétendre que les Grecs ont appris de Moïse tout ce