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PHILOSOPHIE ET RELIGION. L’ANTIQUITE

connaît par l’histoire, etc. Ces principes énoncent des vérités universelles concernant la réalité totale et la pensée totale ; ils sont aussi dogmatiques que le principe agens agit simile sibi, ou tout autre principe des scolastiques. Sans doute, M. Brunschvicg et M. Berthelot réclameraient contre notre interprétation ; ils diraient que ces principes n’ont rien de dogmatique ; leur valeur est relative, on l’admet en attendant une vérification ultérieure peut-être impossible : ils sont seulement mis entre parenthèses (einklammert) pour employer une expression des phénoménologues. Mais qui ne voit qu’en refusant d’admettre les principes qui rendent les affirmations et les systèmes possibles, on refuse de penser, alors qu’en réalité on ne peut, ni ne veut y renoncer ? Nous concluons donc que la philosophie chrétienne a, depuis sa naissance, bien assez d’évidences primitives pour se constituer sans rien craindre : et les évidences primitives incluses dans le cogito augustinien, et les premiers principes de la pensée, et les notions primitives qui entrent dans toute notion et dans toute réalité. (Pour un exposé et une discussion en détail de la nature et de la valeur de la philosophie chrétienne, nous renvoyons aux articles Scolastique et Thomisme.)


II. Philosophie et religion.

Le préjugé est très répandu que la philosophie grecque a donné à notre christianisme occidental une part énorme de son contenu doctrinal. Sans aller jusqu’à cette thèse monstrueuse, qui enlève à Jésus son rôle unique, beaucoup croient que la philosophie grecque avait préparé aux prédicateurs de l’Évangile des voies toutes tracées et des doctrines métaphysiques définitives.

Les enseignements de l’histoire impartiale sont beaucoup plus complexes. Platon, Aristote, et même le néoplatonisme (qu’on pense à Denys l’Aréopagite !) ont été pour la pensée chrétienne des auxiliaires très précieux et, pour qui voit seulement le côté humain des choses, indispensables. Mais, d’un autre côté, ils ont été pour la religion de Jésus-Christ souvent un obstacle ou un grave danger de déviations. Et tant s’en faut qu’ils aient apporté, sur les bases naturelles de la religion, des doctrines définitives, car ils avaient enseigné les plus pernicieuses erreurs. Parcourons très rapidement cette histoire des rapports entre philosophie et religion dans l’antiquité païenne ; nous la poursuivrons ensuite dans le christianisme.

I. LA PHILOSOPHE ANTIQUE.

La philosophie de Platon.

Toute la philosophie de Platon va à poser la suprématie de la vie morale, qui se ramène à imiter Dieu dans la mesure du possible : « D’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible ; or, on s’assimile en devenant juste et saint dans la clarté de l’esprit. » Théètète, 176 a. Du premier coup, Platon monte à Dieu, et sa doctrine touche à la religion. On sait comment il la fonde : la dialectique dégage, dans le monde sensible, des déficiences, qui sont des exigences de l’intelligible. La multiplicité des choses changeantes est organisée en espèces, elle réalise des modèles, elle ne s’explique donc que par des unités en dehors d’elle. Ces unités sont les idées, qui, elles-mêmes, forment une multiplicité ordonnée ; leur ordre s’explique donc par une unité supérieure, l’idée du bien. De même, nos vérités, changeantes dans les choses changeantes, ont la raison d’être de leur nécessité et de leur immutabilité dans un domaine de vérités subsistantes, où règne une unité supérieure. Ainsi, rien n’existe que par l’idée du Bien : « Le Bien ne procure pas seulement à ceux qui sont connus d’être connus, mais il leur donne aussi l’être et la nature. » République, vi, 509 b.

Mais les idées, et l’idée du Bien qui les régit, est-ce là un intelligible inconscient, ou la pensée d’un être personnel ? L’idée du Bien est-elle identique à l’Artisan suprême qui, d’après le Timée, fait le monde et l’âme du monde ? Il faut avouer qu’aucun texte ne répond directement à ces questions primordiales, et c’est là une effrayante lacune. Certains interprètes de Platon, et parmi les meilleurs (tout récemment, M. Diès et le P. Lagrange) soutiennent que Platon s’est posé nécessairement ces questions, et qu’il a laissé voir sa réponse. Quand il attribue au Démiurge du Timée la perfection, la puissance, la sagesse, l’omniscience, la justice, il l’égale à l’idée du Bien. Et il est impossible, pour un penseur absolument épris de l’unité, que le monde ait deux causes de son existence. Platon a donc affirmé le Dieu unique personnel, cause du monde, idéal de perfection, fin de l’action humaine.

C’est là une conception d’une hauteur incomparable, et on comprend que les Pères de l’Église aient voulu s’y appuyer. Malheureusement, le Dieu de Platon est seulement le Dieu des philosophes ; il ne serait pas prudent de faire connaître à tous « le Père et auteur de cet univers qu’il est difficile de découvrir », et on doit laisser le peuple pratiquer les cultes idolâtriques établis. Ajoutons que la notion du divin est moins nette chez Platon qu’on ne le croirait d’après les Pères : pour lui, les astres sont divins, et l’âme du monde ; le peuple doit leur offrir un culte. Sur l’âme, sur l’immortalité, les enseignements de Platon sont splendides : mais ce sont des mythes, et nous ne savons au juste quelle doctrine précise se cachait sous leurs figures. La préexistence des âmes, la métempsycose étaient insinuées, doctrines fausses et dangereuses.

La philosophie d’Aristote.

Les preuves de l’existence de Dieu, proposées par Aristote, sont si connues que nous ne les mentionnons même pas.

Là aussi, il y a une pensée singulièrement haute : le Dieu acte pur, perfection suprême, pensée de la pensée, principe de tous les mouvements du monde que le désir entraîne vers la perfection divine. Mais, à côté de ces affirmations recueillies par saint Thomas, les erreurs sont beaucoup plus graves que chez Platon : Dieu, enfermé dans sa perfection solitaire, ne s’occupe pas du monde et ne le connaît même pas ; le monde est éternel ; l’âme, forme du corps, périt avec lui. Même l’unicité de Dieu est en question : pour expliquer le mouvement des planètes, qui devrait être circulaire, et ne l’est pas, Aristote pose des premiers moteurs, qui sont, dans la Métaphysique, des substances séparées (dans la Physique, chaque astre a son âme, qui reçoit par accident son mouvement du premier moteur). Ainsi, à côté du Dieu vers lequel s’élèvent les désirs de notre monde, il y a d’autres mondes, chacun avec son dieu. Nous sommes dans un pluralisme.

Il y a bien, chez Aristote, certains textes d’une saveur platonicienne et presque mystique : quand il dit, par exemple, que le principe de la raison est quelque chose de supérieur à la raison, et qu’en nous la vertu est mise en branle par une cause divine. Mais il semble que, à mesure qu’il avançait en âge, la pensée d’Aristote soit devenue de moins en moins religieuse ; elle ne s’intéresse plus qu’aux sciences. Les hommes doivent bien aimer et admirer les dieux, c’est-à-dire les moteurs immobiles : Aristote, qui parle avec un souverain mépris de la mythologie, laisse au peuple ces fables utiles à l’ordre social, et lui-même s’acquittait ponctuellement, quand il en avait l’occasion, des pratiques polythéistes. En somme, pour Aristote, la question de la religion, si, par là, on entend un rapport vivant avec Dieu, ne se pose pas.

Les successeurs de Platon et d’Aristote.

La philosophie cynique est la plus irréligieuse des philosophies, si être irréligieux est se passer de Dieu : son sage a pour idéal la liberté d’une indépendance qui se suffit parfaitement à soi-même ; le sage ne doit rien