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PHILOSOPHIE ET SCIENCE

Nous convenons sans détour que beaucoup de concepts d’autrefois représentent des complexes vagues qui sont à dissocier : ainsi, les anciens concepts de « sens », d’ « espèce impresse », d’ « espèce expresse », d’ « action sur le sens », etc. Pour parfaitement légitimes et réels que soient ces concepts, ils expriment à la fois des multitudes d’opérations que s’essaie à distinguer la psychologie expérimentale : ce travail de clarification est à poursuivre partout où il est possible. Mais tous les concepts de la philosophie traditionnelle ne sont pas de cette espèce. Bien au contraire, l’œuvre de clarification, de dissociation jusqu’aux derniers éléments avait souvent été accomplie avec une acribie admirable : il suffit de renvoyer le lecteur à tant de pages de saint Thomas, où l’analyse logique et métaphysique est poussée avec une rigueur qui n’a pas été surpassée. Or, cette analyse si sûre d’elle-même était parvenue à isoler beaucoup d’éléments ou de principes au delà desquels il était impossible de la prolonger : on atteignit par là des fondements inébranlables de la philosophie (par exemple, les transcendantaux, les premiers principes, etc.). On nous pardonnera de ne pas faire ici une énumération : nous n’avons pas à composer un traité de philosophie. Par ailleurs, l’exigence serait injustifiée de fonder la philosophie uniquement sur des éléments obtenus par méthode analytique. Il y a aussi des certitudes primordiales qui adhèrent à des blocs, grâce à une intuition intellectuelle. Cette intuition est rare pour atteindre des réalités premières ; elle risque d’être confuse quand elle atteint des ensembles. Ce n’est pas un motif pour en nier le rôle si important. Comme nous le disions tout à l’heure, nous possédons, grâce à des intuitions primitives, une connaissance habituelle des premiers principes qui remonte à l’aurore de notre raison à chacun ; la vision immédiate de la connaissance de la vérité impliquée dans le doute, et de la pensée personnelle impliquée dans cette connaissance (saint Augustin), est une intuition ; on pourrait en dire autant pour la connaissance de l’être universel ; enfin la saisie en bloc d’une démonstration, après qu’on en a compris à part chaque articulation, appartient au même mode de comprendre. Nous maintenons donc que la philosophie avait, bien avant le xviie siècle, des bases sûres, à savoir : des concepts logiques analysés jusqu’au bout et dont l’usage objectif était vérifié, des principes de pensée saisis par une intuition primitive, la capacité pour la pensée de voir en bloc des éléments enchaînés et déjà connus chacun pour soi. Seulement, on nous objecte que les concepts analysés par l’ancienne philosophie, avec quelque subtilité qu’ils aient été formés, n’ont plus de valeur ni même de sens pour l’intelligence moderne formée aux mathématiques.

3. Or cette objection, formulée avec une tranquillité si superbe, est démentie par le développement même de l’intelligence moderne. Nombreuses sont aujourd’hui les philosophies qui, loin de s’appuyer uniquement sur la connaissance mathématique, sont fondées principalement ou même uniquement sur d’autres disciplines. Il y a des philosophies fondées sur l’histoire (M. Benedetto Croce), sur les sciences biologiques (en grande partie M. Bergson), sur la sociologie (Durkheim et ses disciples), sur la biologie et la sociologie (Georg Simmel). Nous pourrions continuer l’énumération, qui a une valeur probante, car personne ne conteste sérieusement à ces penseurs le droit de bâtir leurs systèmes sur l’histoire, la biologie, etc. D’où viendrait, en effet, le privilège exorbitant attribué à la physique mathématique d’être seule capable de porter l’édifice philosophique ? De sa nature quantitative donnant prise à la mesure exacte, de sa rigidité, de ce que les notions mathématiques sont le plus près des notions logiques, de la valeur éternelle évidente des vérités mathématiques. Tout cela est vrai, et Malebranche disait qu’après les saintes Écritures les sciences mathématiques sont celles dont l’étude nous rapproche le plus de la vérité première. Il reste cependant que les mathématiques ne concernent que le spatial, le matériel, et il serait étrange que notre esprit ne pût arriver à se connaître que par l’intermédiaire de la science des corps.

On sait en quel sens saint Thomas admet cette dernière proposition : l’objet direct de l’intelligence humaine est l’universel présent dans le sensible matériel. Notre intelligence commence par connaître les corps, elle y saisit des rapports qualitatifs abstraits, des rapports de grandeur, enfin les derniers éléments ontologiques. Et, en connaissant l’intelligible présent dans le sensible, elle se connaît elle-même, parce qu’elle connaît ses propres opérations. Cette doctrine, parfaitement respectueuse des exigences de la science des corps et de la spontanéité de l’esprit, doit nous éclairer ici. Il n’est pas du tout nécessaire, pour que nous connaissions les notions premières et les principes fondamentaux, que l’abstraction se soit engagée sur les voies de Leibniz ou d’Einstein. Il suffit que l’activité scientifique ait commencé, c’est-à-dire que déjà on possède, sur certains points, une connaissance systématique, une connaissance exactement contrôlée et vérifiée, une connaissance en état de se justifier. Or, la philosophie antique ou du Moyen Age s’appuyait sur des connaissances de la sorte. L’incrédule, même antichrétien, doit reconnaître que la science théologique d’un saint Thomas et d’un saint Bonaventure sont des sciences aussi parfaitement agencées qu’une géométrie non-euclidienne. A supposer qu’elles ne correspondent pas à toute la réalité (elles englobent évidemment beaucoup d’éléments réels, même pour un incrédule), elles doivent être vraies, si leurs principes sont vrais et si leur appareil logique est inattaquable. Pour le chrétien, elles constituent, comme base de la philosophie, la science la plus inébranlable.

Nous discuterons cependant (bien que ce soit, au point où nous sommes parvenu, inutile) la dernière difficulté : si la science évolue et met en question ce qu’elle croyait auparavant résultat acquis, la philosophie doit-elle se constituer par une réflexion sur toute l’histoire de la science, et non par la réflexion sur la science d’une époque ?

4. Cette dernière question équivaut à se demander si une philosophie dogmatique est possible, ou si l’on devra se contenter d’une philosophie réflexive (M. Léon Brunschvicg) ou dialectique (M. René Berthelot), c’est-à-dire d’une philosophie qui décrive l’activité de l’esprit ou les types d’ordre objectif.

L’histoire de la pensée, scientifique, philosophique, religieuse, est assurément très précieuse, apportant à la philosophie des enseignements qu’elle ne saurait trop méditer. Peut-être est-elle indispensable pour traiter certains problèmes. Mais sûrement elle n’est pas indispensable pour poser les fondements de la philosophie, et, par conséquent, pour établir les thèses essentielles dont a besoin le christianisme. Pour poser les fondements de la philosophie, il nous faut, en effet, beaucoup moins les résultats des sciences que la possession initiale de leurs principes et de leurs méthodes ; il nous faut, en somme, une pensée se possédant elle-même et se sachant capable d’acquérir des vérités. Or, il y a longtemps que la philosophie chrétienne a acquis cette sécurité.

Remarquons de plus, comme nous l’avons déjà dit, qu’une philosophie purement réflexive ou purement dialectique suppose des principes dogmatiques, à moins de se nier elle-même et de s’anéantir. Elle suppose du moins des principes de ce genre : « La philosophie doit être réflexive » (ou dialectique) ; « l’esprit se