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PASSIONS. MORALITÉ


tée, c’est exposer son jugement à se tromper. Seul, le raisonnable d une action en fait la valeur morale et aussi le mérite. Agir par passion plus que par raison, amoindrit cette valeur et ce mérite, même quand l’action réussit. Et c’est le propre du vertueux de réfléchir à ses actions et de les dicter en dehors de tout parti pris passionnel. La passion est impulsion, désordre, aveuglement, partialité ; la raison morale doit être modération, ordre, clarté, impartialité. De veritate, q. xxiv, a. 7 ; ibid., ad 3um.

La passion, il est vrai, peut précéder le discernement prudentiel, sans le troubler, ni le gêner ; mais c’est lorsqu’elle-même est déjà pliée à la modération vertueuse. Une crainte tempérée peut appuyer la volonté appliquant la raison à chercher le moyen de parer au danger. De même un amour fort qui se possède lui-même, ou bien encore une tristesse vertueusement contenue peut être le point de départ d’une action méthodiquement conçue et qui doit aboutir à la conquête d’un bien légitimement désirable ou à la délivrance d’un mal opprimant. La passion est une force psychologique ; elle est désir, convoitise, ardeur. Quand elle existe en toute sa ferveur, elle ne peut qu’enrichir l’imagination et la mobiliser au service de son attrait ; par là même et indirectement, elle avive les idées et les motifs en sa faveur, créant une attention privilégiée par le prenant de son objet. Sous cette attraction que crée la passion, la volonté morale corse elle-même son énergie qui devient d’un mordant irrésistible. Mais ici, nous sommes toujours dans l’hypothèse d’une passion assagie et dont la vertu, précisément, consiste à mettre son ardeur au service d’une volonté vertueuse qui respecte l’impartialité du discernement. De la sorte, la passion n’intervient point dans l’acte du discernement. Parce qu’elle est vertueuse, elle s’en exclut elle-même.

La passion sert aux réalisations vertueuses.

La

passion a son rôle légitime et nécessaire dans la réalisation même de l’action morale ; elle vient mêler son énergie active à l’énergie volontaire appliquant les facultés qui exécutent l’action. Quand celle-ci est décidée par l’intimation de la prudence, il n’est plus à propos de reprendre le conseil, de balancer le pour et le contre, d’évaluer à nouveau les chances de réussite. Il faut exécuter, il n’y a plus que de la force à fournir. C’est le moment unique et privilégié de la passion, elle vient à point pour aider la réalisation ; elle fait corps avec la volonté appliquant les facultés exécutrices. Car la passion sensible préside à la mise en activité des mouvements corporels. Elle est le principe de la mobilité. La transmutatio corporalis qui, pour saint Thomas, constitue, avec l’acte appétitif, la passion elle-même, n’est pas autre chose que l’ensemble des réactions intimes et des mouvements externes qui accompagnent la passion et s’adaptent à sa tendance. Certaines passions, celles de l’irascible surtout, ont cette spécialité de renforcer passagèrement l’énergie nerveuse et musculaire. Un homme en colère a subitement ses forces décuplées ; voilà qui sert bien à la lutte, à l’attaque, en quoi s’affirme souvent l’exercice de la vertu de force. F-II 36, q. lix, a. 2, ad 3um, De malo, q.xii, a. 1 ; De veritate, q. xxvi, a. 7 ; ibid., ad 3um.

L’expérience est pleinement d’accord avec cette théorie thomiste de l’utilisation morale de la passion dans les réalisations difficiles de l’action, et de l’exclusion de la passion dans la période de discernement de cette même action. Notre conduite vertueuse doit être réglée par notre raison et non par nos goûts, nos caprices de passion ou nos partis pris affectifs. Nous ne devons pas nous déterminer sous l’empire de la colère. Nos affections trop exclusives ne doivent pas aveugler nos appréciations. Les passionnés, les sensitifs, les

impressionnables, les impulsifs et les emballés sont facilement injustes. Que d’expériences à ce point de vuel La partialité de nos jugements, de nos attitudes, de nos démarches, suivant nos attraits ou nos répulsions, nos amours et nos haines, nos contentements ou nos humeurs chagrines, est quelque chose d’inouï. C’est quasi-miracle que d’y échapper. En revanche, il suffit d’analyser un état d’âme où la joie et l’enthousiasme viennent renforcer une volonté généreuse en face des difficultés d’une entreprise pour saisir comment la passion peut corroborer l’énergie volontaire et lui donner un mordant irrésistible. L’exaltation passionnée de toute la personnalité émue communique une force d’élan à la volonté réalisatrice. Nos devoirs et nos tâches sont facilités par le goût et la complaisance qu’y rencontre notre sensibilité. A certaines heures, il est bon de vibrer tout entier pour aller, de toute son âme, à la conquête du bien.

Une analyse complète des vertus de la tempérance montrerait que, seule, la modération vertueuse des passions du concupiscible permet le judicieux discernement de la conscience morale. L’analyse des vertus de la force montrerait quelles ressources d’énergie apporte à l’action morale la modération des passions de l’irascible. N’oublions pas, non plus, que ces vertus de force et de tempérance peuvent être « infuses », données par Dieu avec la charité surnaturelle et par conséquent servir la réalisation de notre sanctification. 3° Le « juste milieu » vertueux dans la passion. — Si la raison morale s’empare de la passion pour activer les réalisations vertueuses, elle ne pourra l’utiliser qu’à un degré d’intensité convenable, c’est-à-dire très exactement mesuré à ses fins. Ce degré sera nécessairement un « juste milieu » entre des degrés extrêmes qui seraient impropres à l’emploi vertueux parce que ni l’un ni l’autre ne serait raisonnable. Punir avec une féroce brutalité dépasse la mesure raisonnable, par excès intempestif. Réprimander et punir mollement sans prendre à cœur les délits commis devient également inadmissible, mais cette fois par défaut. Si la passion est raisonnablement utilisable, il faut qu’elle soit utilisée raisonnablement et, par conséquent, qu’elle soit amenée au point convenable de parfait rendement, appropriée aux diverses circonstances de l’acte vertueux qu’elle doit envelopper de son animation. Ce mode de raison, jiont va s’imprégner la passion sous la direction et la clairvoyance de la raison réfléchie, va nécessairement imposer une « mesure » à la passion elle-même.

Or, être mesuré suppose que l’on n’excède ni en trop ni en pas assez la mesure et que l’on est en exacte conformité avec elle. Dans les travaux techniques, la raison de l’artisan qui confectionne son œuvre est la règle idéale qui mesure les dimensions et proportions de cette œuvre ; par exemple, l’architecte ne commande l’exécution d’une maison qu’après avoir établi un plan minutieux de l’édifice à construire, selon le cubage, les dimensions et les proportions qui sont nécessaires. Si la maison, une fois achevée, répond au plan, nous dirons que tout y est bien, parce que « tout y est raisonnablement compris ». De viiiulibus, q. i, a. 13. L’action morale est, à sa manière, une œuvre d’art, du moins une œuvre rationnelle, la prudence la règle d’avance et en dicte avec sagesse la proportion et la mesure ; car l’homme est raison (t tout ce qu’il fait doit porter la marque de la raison. Si l’action morale se réalise ainsi selon le type qu’en donne la raison prudentielle, si, par exemple, la passion entre dans l’exécution d’un acte vertueux, avec le dosage, l’à-propos et l’adaptation opportune, cette passion porte en elle le mode même de la raison ; elle a l’adaptation et, si j’ose dire, les dimensions et les proportions de l’acte parfaitement bon. Chez elle