Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 11.2.djvu/500

Cette page n’a pas encore été corrigée
2133
2134
PASCAL. LES PENSEES. IIe PARTIR


d’âme où se mettre. — 1. L’objection possible. — Tout cela je l’accepte, pourra dire tel libertin. Mais dès que je tente de poursuivre « je ne vois partout qu’obscurités ». Fr. 227. Je me heurte à de multiples antinomies. Fr. 229. « Incompréhensible que Dieu soit et qu’il ne soit pas ; que l’âme soit avec le corps et que nous n’ayons pas d’âme ; que le monde soit créé et qu’il ne le soit pas ; que le péché originel soit et qu’il ne soit pus.. Fr. 230.

C’est que vous vous y prenez mal. Il y a une méthode à suivre, un état d’âme où se mettre. Sur des conceptions analogues, mais non identiques, antérieures à Pascal ou contemporaines, voir Dedieu, Survivance et influence de l’apologétique traditionnelle dans les Pensées, dans Revue d’histoire littéraire, octobre-décembre 1930, p. 496,

2. La vérité religieuse est de l’ordre de lu charité (fr. 760 et 793). — La méthode à suivre est commandée par ce fait qu’il y a trois mondes ou trois ordres de choses qui sont à une infinie distance l’un de l’autre, les deux supérieurs posant une transcendance par rapport à l’ordre immédiatement inférieur, de sorte que le passage ascendant de l’un à l’autre est impossible. Or chacun de ces ordres est connu différemment.

Il y a le monde des corps, ce monde charnel que saint Paul oppose au monde spirituel, qui appartient « aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair ». Les sens et la science expérimentale nous le font connaître, incomplètement, il est vrai, puisqu’il se perd en deux infinis et que nous sommes hors de proportion.

Il y a le monde de la pensée — selon la distinction cartésienne — qui a, lui aussi, ses grands et ses rois, « les curieux et les savants, les gens d’esprit, les grands génies », et dont le représentant contemporain est Descartes. Cf. fr. 76 sq. Entre ce monde et le précédent, aucune proportion. « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits, car il connaît tout cela, et les corps, non. » Cf. fr. 347. Dans les choses de la nature, l’homme charnel voit l’agréable ou l’utile ; l’homme de la pensée, le philosophe voit « nombre, espace et mouvement », fr. 89, et compose la machine tout entière. Fr. 79. Il s’occupe de connaître l’organe de la pensée, l’âme, sa nature et sa destinée, fr. 72 et 194 ; de fixer la loi morale à laquelle est soumis l’être humain, fr. 194 ; il s’élève même jusqu’à la notion de Dieu. Fr. 233, 496, 556.

Deux puissances intellectuelles interviennent ici, le cœur et la raison. « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. » Fr. 282. Le cœur, selon le mot de Sully-Prudhomme, La vraie religion selon Pascal, in-8°, 1905, p. 30, est pour Pascal « la racine commune de sentir et de connaître ». Il est connaissance, mais spontanée, immédiate, intuitive et non démonstrative. Cf. fr. 282. Il est aussi « inclination ». fr. 282, 284, 287, 288, « instinct », fr. 281 et 282, c’est-à-dire mouvement spontané de l’âme qui, dans la vérité entrevue, sent son bien propre et y adhère avec la plus entière certitude. Ainsi s’explique notre croyance en ces jugements de valeur que porte spontanément l’esprit de finesse, dans la vie sociale, en ces principes premiers, auxquels se réfère toute démonstration, mais qu’aucune ne peut établir, dans l’ordre scientifique aussi bien que dans l’ordre moral et esthétique. « La vrai morale, dit Pascal, se moque de la morale, c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit », car « la morale du jugement est celle du sentiment et la morale de l’esprit, qui voudrait s’établir par démonstration, est « sans règle » ou incapable d’établir ses principes. » Fr. 4. De même « la vraie éloquence se moque de l’éloquence ». Ibid. ; cf. fr. 32, et Art de per suader, t. ix, p. 271-274. La science, si on voulait la fonder sur la raison, devrait « tout définir et tout prouver ». De l’esprit géométrique, t. ix, p. 242. Impossible. C’est donc le cœur qui lui fournit ses principes. « Le cœur sait qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis. Les principes se sentent ; les propositions se concluent. » Fr. 282. Ici donc, comme dans le reste, « notre raisonnement se réduit à céder au sentiment ». Fr. 274.

Des principes fournis par le cœur, la raison raisonnante déduit, mais le cœur, « avec la multitude d’appétits, de passions, de mouvements passagers ou durables » que représente ce mot, ne cesse d’intervenir dans nos opérations intellectuelles réfléchies, sauf dans les sciences mathématiques. Cf. Laporte, Le cœur et la raison selon Pascal, dans Revue philosophique, t. i, 1927, p. 93 sq., 255 sq.

Il y a, enfin, le monde ou l’ordre de la charité, où la grandeur est celle « de la sagesse », dont les grands sont les saints, et le roi, Jésus-Christ. C’est le monde de la vérité pleine et entière qui est Dieu. Mais Dieu, on ne le connaît, comme il doit être connu, que par la grâce qui est charité, amour de Dieu. « Les saints disent, en parlant des choses divines, qu’il faut les aimer pour les connaître et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité. » Art de persuader, t. ix, p. 272. C’est pourquoi « l’unique objet de l’Écriture est la charité ». Mais » tous les corps et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé : surnaturel. » Fr. 793.

3. Par conséquent, qui se lient dans l’ordre de la pensée et du raisonnement ne peut aboutir qu’à une notion de Dieu incertaine et inutile. — « Incompréhensible que Dieu soit, incompréhensible qu’il ne soit pas », fr. 230 : la raison du libertin ne peut guère sortir de là.

Sans doute, notre cœur « aime l’être universel naturellement », fr. 277, en ce sens qu’il aspire au bien universel, absolu, en plénitude, que, dans la réalité, Dieu seul est ce bien et que, s’il se révélait à notre cœur, notre cœur serait nécessairement attiré vers lui. Mais, dans l’état présent, « l’homme aime soi-même, naturellement », fr. 277, et « ne peut aimer que soi », fr. 100 ; « il y a donc une opposition invincible entre Dieu et nous », fr. 470, et comme « nous ne croyons que ce qui nous plaît », fr. 99, nous ne pouvons, par notre seule raison, connaître Dieu vraiment.

Mais ne peut-on prouver Dieu, par les ouvrages de la nature ? Aux croyants, oui ; « car ceux qui ont la foi voient incontinent que tout ce qui est n’est pas autre chose que l’œuvre du Dieu qu’ils adorent », fr. 243 ; aux impies, non. D’abord « qui connaît mieux les choses qui sont Dieu, que l’Écriture » ? fr. 242. Or, en face de la nature, les auteurs canoniques ont pu chanter la gloire de Dieu, mais aucun, « jamais, ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu ». « A des athées endurcis », peut-on espérer faire accepter l’existence de Dieu en faisant valoir uniquement < le cours de la lune ou des planètes », fr. 242, à la manière de Rousseau, dirions-nous aujourd’hui, cf. art.Dieu (Connaissance na turelle de), t. iv, col. 805, ou par des preuves en forme, comme celle-ci de Grotius, De verilate religionis christianæ, t. i, c. vu : « Il n’y a point de vide, donc, il y a un Dieu. » Fr. 243. Cela ne peut qu’amoindrir la religion aux yeux des impies et les faire sourire. Ibid. « Dieu est un Dieu caché », lui-même le dit dans l’Écriture. Fr. 194 et ive Lettre à Mlle de Roannez, t. vi, p. 88. « Si le monde subsistait pour instruire l’homme de Dieu, sa divinité reluirait de toutes parts d’une manière incontestable. Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste de divinité, mais la présence d’un Dieu qui se cache. «