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ORGUEIL. DEFINITION


mais l’orgueil l’est d’une façon singulière. Car, dans les autres péchés, on n’enfreint la loi de Dieu que par ignorance ou par passion ou pour l’amour désordonné de quelque bien périssable ; on enfreint la loi, certes, et c’est pourquoi l’on pèche, partant l’on méprise Dieu : mais ce sont ces causes-là, auxquelles le mépris est étranger, qui conduisent à pécher ; bien plutôt souhaiterait-on que l’acte accompli ne séparât point de Dieu. Dans l’orgueil, on refuse directement de se soumettre à Dieu ; l’autorité de Dieu et le précepte divin sont cela même de quoi l’orgueilleux ne veut plus. Ainsi le requiert, notons-le bien, cette supériorité même que l’on a dit tout à l’heure caractériser l’orgueil. Vouloir se dépasser, en l’espèce, ne ressemble pas à vouloir forniquer : en ce dernier cas, le pécheur transgresse la règle divine selon l’objet qu’elle interdit ; dans le premier il transgresse la règle divine en sa fonction même de règle. Car la règle, selon sa fonction, mesure ce qu’elle règle : et c’est précisément le refus d'être mesuré que trahit un tel vouloir. En tout autre péché, la rupture de l’ordre, par quoi l’on veut assouvir une passion, contenter une habitude, à moins que l’on ne cède à quelque ignorance, ne signifie que l’attrait prépondérant d’un bien périssable ; en celui-ci, où l’on ne prétend que supérieurement exceller, elle dénonce la rébellion de l’homme contre Dieu. Nous glosons de tout près saint Thomas : In aliis peccatis, homo a Deo avertitur vel propter ignorantiam, vel propter infirmitatem, sive propter desiderium ciijuscumque alterius boni : sed superbia habet aversionem a Deo ex hoc ipso quod non vult Deo et ejus régula' subjici. Et notre auteur de citer, sous le nom de Boèce, une pensée de Cassien ad sensum où s’exprime exactement le sentiment traditionnel : Cum omnia vitia fugiant a Deo, soi superbia se Deo opponit. De cœn. inst., t. XII, c. vii, P. L., t. xlix, col. 431-435. Et c’est à quoi se réfère, estime-t-il, cette spéciale résistance de Dieu à l’orgueil enseignée par l'Écriture : Deus superbis resistit. II*-II æ, q. clxii, a. fl.

Cette analyse nous conduit à penser qu’on n’entend exactement en ceci la langue de saint Thomas que si l’on restitue à ce mot à'excellentia sa valeur superlative. Le verbe latin est souvent employé chez les classiques avec cette valeur et désigne une singularité dans l’excellence : exceller ne souffre aucune comparaison. Notre mot français, en l’usage ordinaire, a perdu cette signification extrême ; et Littré tient qu’il ne le comporte même pas de soi. Cependant, ce philologue remarque : « A cause du haut degré d'éminence qui est dans excellent, des grammairiens ont dit que ce mot ne comportait pas de degrés de comparaison. » Dictionnaire de la langue française, au mot Excellent. Un grammairien contemporain, M. Abel Hermant, rejoint pour son compte, par-dessus Littré, ses délicats ancêtres, Xavier ou les Entretiens sur la grammaire française, Paris, 1928, c. vi.

Cajétan a commenté saint Thomas dans le même sens : et ce théologien estime que l’orgueil comprend l’insoumission à Dieu. Comme le Maître, il en raisonne par comparaison avec l’humilité dont la racine est le respect de Dieu : Et quoniam divina reverentia radix est humilitatis, subaudiendus est in his ordo divinse reverenliæ : ita ut humilitas sit virlus qua homo, ex divina reverentia se con/erens Deo, in omnibus se habet ut subditus ; superbia vero vilium quo homo, divina objecta reverentia, in omnibus seu communiter se habet ut celsus. In II am -II x, q. clxii, a, 1, n. vi. Cf. ibid., a. 5, n. m et v. Le mépris de Dieu, précise-t-il ailleurs en sa langue exacte, est compris dans la raison constitutive du genre orgueil : Intrans rationem constitutivam nui generis. Ibid., a. 6, n. n. Et tant que l’appétit désordonné de la propre excellence ne procède point de ce mépris de Dieu, on n’a pas affaire avec ce qui

est formellement l’orgueil : Appetitus inordinalus propriæ excellentiæ si non sic ordinatus est quod ex aversione a Deo sit, non spectat ad superbiam formaliter. sed materialiter tantum et reductive. Ibid. Saint Thomas ne signale pas dans les mêmes termes ces deux acceptions de l’orgueil : mais, en avouant une opposition de l’orgueil à la magnanimité (cf. supra), il a reconnu, semble-t-il, la réalité même que le commentateur dénomme orgueil matériel ; quant à l’orgueil formel, il est ce que saint Thomas entend par orgueil, sans plus.

Niera-t-on que cet orgueil soit un vice humain ? L’impatience d'être sujet et le mépris de l’autorité même divine ne sont-elles pas choses d’expérience commune ? Cajétan, qui signale ce caractère, distingue de l’orgueil ainsi entendu celui qui prétendrait, non pas seulement se soustraire à l’autorité de Dieu, mais exceller sur Dieu même : d’une part, non subjici Deo, de l’autre, præesse Deo. Il est constant, dit ce théologien, que le mépris de la soumission à Dieu est l’un des vices humains ; mais vouloir exceller sur Dieu est exorbitant : ce n’est plus même un vice, mais une monstruosité inhumaine et plus que diabolique : rares, infiniment, en sont les possédés. In II am -II æ, q. CLxii, a. 5, n. vi.

Il nous apparaît qu’en cette définition de l’orgueil, dont nous venons de suivre l'élaboration technique, saint Thomas a porté à son point d’achèvement la pensée chrétienne, telle que la déclarent les témoignages rassemblés ci-dessus.

2. De l’orgueil ainsi défini, il importe de discerner les vices qui ressemblent à l’orgueil, mais ne l'équivalent pas. On verra du même coup combien la morale de saint Thomas est accueillante à la variété de nos misères.

L’orgueil n’est pas la vaine gloire, dit littéralement saint Thomas, mais sa cause. Car l’orgueil convoite démesurément l’excellence, et la vaine gloire l’excellence manifestée. II a -II ie, q. clxii, a. 8, ad 2um. Autre chose est l’excellence, autre chose est la manifestation de l’excellence : elles représentent deux raisons distinctes pour l’appétit à qui l’excellence publiée et proclamée confère un bien que l’excellence seule ne comportait pas. Mais l’appétit passe promptement d’un objet à l’autre et l’on ne convoite guère l’excellence sans convoiter aussitôt la gloire. Car la gloire est le témoignage éclatant que les hommes rendent à quelque bonté et il ne se peut que d’un tel témoignage n’advienne, à qui en est l’objet, un surcroît d’excellence : ainsi la vaine gloire procède-t-elle de l’orgueil. En revanche, on ne voit guère que la gloire désordonnée puisse être désirable à qui n’a pas le goût corrompu de sa propre excellence. — Outre cette relation de moyen à fin, Cajétan signale entre la vaine gloire et l’orgueil celle d’une quasi-propriété avec son sujet : en ce sens que nous estimons être moins excellents tant que notre excellence n’est pas connue des autres. Ila-IP 8, q. c.xxxii, a. 4 ; Cajc’tan, n. m. Voir Gloire (Vaine).

L’orgueil n’est pas l’ambition, laquelle est l’appétit désordonné de l’honneur (on sait que l’honneur diffère de la gloire : il peut n'être que le témoignage d’un seul, elle est la proclamation d’un grand nombre ; la gloire procède de beaucoup d’honneurs : ID-II*, q. ciii, a. 1, ad 3um ; q. cxxxii, a. 4, ad 2um). Mais comme l’honneur est aussi le témoignage d’une excellence, les mêmes rapports que l’on a dits au sujet de la vaine gloire se vérifient entre l’orgueil et l’ambition. II a -Il : B, q. cxxxi. Voir Ambition.

L’orgueil n’est pas la présomption, laquelle s’engage en des entreprises plus grandes que les ressources du sujet. IF-IF 8, q. cxxx. En passant, saint Thomas signale que ce vice procède de l’orgueil. Ibid.,