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MORE (LE BIENHEUREUX THOMAS

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On a souvent voulu aller plus loin, et surtout les historiens protestants ont cru voir entre ces deux périodes une opposition de tendances. Burnet, écrivant en 1679, Hislorg of the Reformation, éd. Pocock, 1865, t. iii, p. 95-99, fait de More, comme de Colet, un véritable réformateur avant la lettre : au xixe siècle, Seebohm, Oxford reformers, p. 287-91, le représente plutôt comme un esprit éclairé et libéral, apôtre de la tolérance, capable de faire place à la science à côté de la religion. Pour l’un comme pour l’autre, c’est vers la fin de sa vie seulement que More serait devenu étroitement orthodoxe et intolérant, aussi bien dans ses écrits que dans ses rapports avec les hérétiques. On cite à l’appui de cette thèse quelques petites œuvres où More raille le clergé, l’Éloge de la folie d’Érasme qu’il approuvait sans réserves, enfin et surtout son Utopie. Dans l’Éloge de la folie, Érasme tourne en dérision les théologiens scolastiques, les sermons faussement pathétiques des frères prêcheurs, les a mérites » acquis par le jeûne et les austérités. Quelques pages assez sévères sont consacrées aux papes qui oublient les préceptes de l’Écriture, et l’auteur oppose avec force aux abus d’une religion purement mécanique la simplicité évangélique, la foi vive et la vraie charité.

D’autre part, l’Utopie contient un long passage consacré à la religion, qu’il importe de résumer complètement, afin que l’on sache aussi bien ce que l’on y trouve que ce que l’on n’y trouve pas. — Dans la contrée imaginaire que nous décrit Thomas More, les habitants sont partagés entre diverses croyances, et ne sont d’accord que sur l’existence de la divinité. Chacun est libre de croire comme il l’entend, et ne doit chercher à propager ses convictions que par la persuasion. Quelques dogmes cependant sont imposés à tous : la providence, l’immortalité de l’âme, et les récompenses ou les peines éternelles, qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public. Celui qui refuse d’accepter ces dogmes n’est pas puni « car il n’est au pouvoir d’aucun homme de croire comme il lui plaît » et de la contrainte naît l’hypocrisie, qui est un vice détestable ; mais il n’est pas considéré comme citoyen et il lui est interdit de discuter publiquement les questions religieuses. Les utopiens croient aux miracles, qui peuvent être parfois obtenus par la prière en commun. Il existe parmi eux une classe d’hommes qui, pour vivre plus près de Dieu, renoncent à l’étude et aux autres plaisirs légitimes, et s’imposent des mortifications ; mais ces hommes, loin de rester oisifs, accomplissent pour la communauté les travaux les plus rudes et les plus méprisés. Les prêtres sont peu nombreux et très vertueux. Ils sont élus par le peuple, et ont surtout pour mission de veiller sur les mœurs, d’admonester ou au besoin d’excommunier les gens de mauvaise vie (dont le châtiment est laissé au pouvoir civil) et de faire l’éducation de la jeunesse. Le mariage leur est permis. Il existe aussi des femmesprêtres, mais elles doivent être âgées, ou choisies parmi les veuves. La personne du prêtre est sacrée : Dieu seul a le droit de le punir. Dans les églises, où tout favorise l’émotion religieuse (l’obscurité, l’encens, les cierges, la musique), aucune parole n’est prononcée, qui ne puisse s’accorder avec toutes les opinions. On n’y voit aucune image de Dieu, que chacun doit pouvoir se représenter à sa guise (il existe en effet des adorateurs du soleil et de la lune). Deux jours par mois sont consacrés au culte. Avant le service d’actions de grâces, les fidèles se demandent mutuellement pardon de leurs offenses. Les ornements sacerdotaux ont une signification symbolique, qui est enseignée au peuple par les prêtres. Les assistants se joignent aux chants et aux prières. Chacun remercie Dion, conditionrerement, de l’avoir mené à la connais sance du vrai : s’il se fait illusion sur ce fait, que Dieu le guide vers une nouvelle foi ; s’il possède réellement la vérité, que Dieu l’étende à tous, à moins toutefois qu’il ne se plaise dans la diversité. Un grand nombre d’utopiens se sont convertis au christianisme dès qu’ils l’ont connu ; il ne leur manque que les sacrements, faute de prêtres ordonnés par un évêque ; aussi ont-ils pris la résolution d’ordonner eux-mêmes un prêtre choisi parmi eux.

A cela se bornent les preuves dont on prétend pouvoir étayer la thèse que nous avons mentionnée ci-dessus. Il est vrai que More et Érasme ont fait porter sur les vices du clergé et les ridicules des théologiens une satire que, selon la tradition médiévale, ils étendent d’ailleurs à tous les ordres de la société ; il n’y a rien de commun cependant entre cette satire, beaucoup plus modérée de ton que ne le donneraient à croire certains commentateurs, et la critique des institutions et des dogmes qui est l’essence du protestantisme. L’Utopie serait plus troublante, si l’on voulait y voir une profession de foi, un modèle que More proposerait dans tous ses détails à notre imitation. Mais il faut bien se garder de la prendre en bloc. More n’éprouvait pas à ce moment le besoin qu’il ressentit plus tard, de délimiter exactement sa pensée, et peut-être aurait-il eu peine à se la définir exactement à lui-même. Il laisse aller à l’aventure et son esprit et sa plume ; son attitude d’esprit passe successivement par toute une série de nuances, intermédiaires entre la conviction profonde d’une part, la rêverie ou même la simple plaisanterie de l’autre. La critique acerbe des cours et des grands, des ambitions et des guerres, de la cupidité des propriétaires fonciers, critique à peine recouverte par le voile de la fiction, est évidemment sincère. Mais d’autres passages semblent bien surprenants, auprès de ce que nous savons de ses goûts et de ses tendances. Il proscrit de son Utopie les légistes ; il loue les utopiens de préférer au courage militaire des intrigues assez viles, et de faire massacrer à leur place de pauvres mercenaires barbares dont il vaut mieux, disent-ils, débarrasser le monde ; enfin il imagine une classe d’esclaves, qui se trouvent là fort commodément pour permettre à la société utopienne de poursuivre son aristocratique existence. L’Utopie n’est pas une Salente ; elle annoncerait plutôt, par ses intentions satiriques, le pays des Houyhnhnms de Swift, compte tenu de la profonde différence de tempérament entre les deux écrivains. Si l’on voulait trouver dans l’ouvrage de More l’expression arrêtée de ses convictions profondes, certains détails feraient de lui, non pas même un protestant, mais à peine un déiste, un relativiste pragmatique, dépourvu de toute croyance à une vérité absolue. Or tout ce que l’on sait de sa vie et de sa piété à ce moment, nous montre en lui un chrétien fervent^et sincère. En réalité, ce que More nous décrit, c’est la religion naturelle, avec ses vertus naturelles, par opposition à la religion révélée : conception familière aux théologiens du Moyen Age. Enfin nous observerons qu’il a écrit son ouvrage en latin ; il n’en laissa paraître de son vivant aucune traduction anglaise. Il le destinait seulement à un public cultivé, capable de faire le départ entre les véritables intentions de l’auteur et ce qui n’était qu’un jeu de l’esprit.

Toutes ces réserves faites, si l’on passe à un examen attentif du texte, on n’y trouvera pas grand’chose qui puisse faire de More un protestant au sens des xvie et xviie siècles, moins encore un libéral au sens du xviii* et du xixe. Bien des traits de la religion utopienne auraient été stigmatisés par les réformateurs comme pure idolâtrie, et se rattachent de près à l’idéal religieux du Moyen Age : tels l’existence des ordres monastiques, l’inviolabilité du clergé, la