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rêter un moment ici pour considérer cet homme et les motifs qui le firent agir. Nous avons été assez liés avant et après cet événement pour que je puisse parler de lui en connaissance de cause. Il est certain qu’on lui avait transmis l’ordre de ne pas combattre, mais pourquoi a-t-il suivi un ordre si extraordinaire et que les circonstances rendaient si inexécutable ?

Bedeau n’était pas timide assurément, ni même, à proprement parler, indécis ; car, son parti une fois pris, on le voyait marcher vers son but avec beaucoup de fermeté, de calme et de hardiesse ; mais il avait l’esprit le plus méthodique, le plus défiant de soi, le moins aventurier et le moins fait pour les impromptus qu’on se puisse imaginer. Il était habitué à considérer l’acte qu’il allait entreprendre sous toutes ses faces avant de se mettre à l’œuvre, commençait d’abord cette revue par les plus mauvaises et perdait un temps précieux à détremper une même pensée dans beaucoup de paroles. C’était, du reste, un homme juste, modéré, libéral, humain, comme s’il n’avait pas fait pendant dix-huit ans la guerre d’Afrique, modeste, moral, délicat même et religieux ; de l’espèce d’homme de bien qu’on rencontre le plus rarement sous le harnais et même partout ailleurs. Ce ne fut certes pas un manque de cœur qui lui fit faire des actes qui pouvaient paraître en montrer, car il était d’un cou-