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mon attention par aucun mérite, et comme on avait pris souvent pour de la hauteur l’ennui qu’on me causait, je redoutais fort pour moi cet écueil dans le grand voyage que j’allais entreprendre. Mais je remarquai bientôt que, si l’insolence croît chez certaines personnes en proportion exacte du progrès de la fortune, il en était autrement pour moi, et qu’il m’était beaucoup plus aisé de me montrer prévenant et même empressé quand je me sentais hors de pair, que dans la foule. Cela vient de ce qu’étant ministre, je n’avais plus la peine d’aller chercher les gens, ni la crainte d’en être froidement reçu, les hommes se faisant un besoin d’aborder d’eux-mêmes ceux qui occupent ces sortes de places, et étant assez simples pour attacher une grande importance à leurs moindres mots. Cela vient encore de ce que, comme ministre, je n’avais plus seulement affaire aux idées des sots, mais à leurs intérêts, qui fournissent toujours un sujet de conversation tout trouvé et facile.

Je vis donc que j’étais moins impropre que je ne l’avais craint, au rôle que j’avais entrepris de jouer ; cette expérience m’enhardit, non seulement pour le moment présent, mais pour le reste de ma vie ; et, si l’on me demande ce que j’ai gagné dans ce ministère, si troublé, si traversé et si court que je n’ai pu qu’y commencer les affaires sans en finir aucune, je répon-