Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dent obligeaient Rulhière à se rejeter vers nous et le mettaient forcément dans notre dépendance.

Tracy avait naturellement un caractère faible, qui s’était trouvé comme renfermé et contenu dans des théories très systématiques et très absolues qu’il devait à l’éducation idéologique que lui avait donnée son père. Mais, à la longue, le contact des faits journaliers et le choc des révolutions avaient comme usé cette enveloppe rigide, et il n’était plus resté qu’une intelligence flottante et un cœur mou, mais toujours honnête et bienveillant.

Lacrosse était un pauvre diable, assez dérangé dans sa fortune, qui, du plus épais de l’ancienne opposition dynastique, avait été poussé par les hasards de la révolution à la direction des affaires, et qui ne se blasait pas sur le plaisir d’être ministre. Il s’appuyait volontiers sur nous, mais il cherchait en même temps à s’assurer la bienveillance du président de la république par toutes sortes de petits services et de menues platitudes. À vrai dire, il lui eût été difficile de se recommander autrement, car il était d’une nullité rare et n’entendait précisément rien à rien. On nous reprochait d’être entrés aux affaires dans la compagnie de ministres aussi incapables que Tracy et Lacrosse, et on avait raison ; ce fut une grande cause de ruine ; non seulement parce qu’ils administraient mal, mais