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parmi nous, c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot) mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. Elle caractérisa la révolution de Février, quant aux faits, de même que les théories socialistes avaient caractérisé celle-ci, quant aux idées ; ou plutôt elle sortit naturellement de ces idées, comme le fils de la mère ; et on ne doit y voir qu’un effort brutal et aveugle, mais puissant des ouvriers pour échapper aux nécessités de leur condition qu’on leur avait dépeinte comme une oppression illégitime et pour s’ouvrir par le fer un chemin vers ce bien-être imaginaire dont on les avait bercés. C’est ce mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l’avoir fait naître. On avait assuré à ces pauvres gens que le bien des riches était en quelque sorte le produit d’un vol fait à eux-mêmes. On leur avait assuré que l’inégalité des fortunes était aussi contraire à la morale et à la société qu’à la nature. Les besoins et les passions aidant, beaucoup l’avaient cru. Cette notion obscure et erronée des droits, se mêlant à la force brutale, communiqua à celle-ci une énergie, une ténacité et une puissance qu’elle n’aurait jamais eues seule.