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jusqu’à une révolution, suivant les incidents du jour.

On s’attendait, depuis huit jours, à quelque tentative de cette espèce, mais l’habitude de vivre dans de continuelles alarmes finit par rendre les assemblées comme les individus incapables de discerner, parmi tous les signes qui annoncent la venue du péril, celui qui le précède immédiatement. On savait seulement qu’il s’agissait d’une grande démonstration populaire en faveur de la Pologne, on s’en inquiétait mais vaguement. Sans doute, les membres du gouvernement avaient plus de renseignements et plus de craintes que nous, mais ils cachaient les uns et les autres et j’étais placé trop loin d’eux pour pénétrer leurs pensées secrètes.

Je vins donc, le 15 mai, à l’Assemblée sans prévoir ce qui allait se passer. La séance commença comme eût commencé toute autre ; et, ce qu’il y eut de fort étrange : vingt mille hommes environnaient déjà la salle, sans qu’aucun bruit du dehors annonçât leur présence. Wolowski était à la tribune : il mâchonnait entre ses dents je ne sais quel lieu commun sur la Pologne, lorsque le peuple manifesta enfin son approche par un cri terrible, qui, pénétrant de tous côtés à travers les fenêtres du haut qu’on avait laissées ouvertes à cause de la chaleur, tomba sur nous comme s’il fût venu du ciel. Je n’eusse jamais pu imaginer que des voix humaines, en s’unissant, pussent produire un