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possédaient rien, unis dans une convoitise commune ; ceux qui possédaient quelque chose, dans une commune angoisse. Plus de liens, plus de sympathies entre ces deux grandes classes, partout l’idée d’une lutte inévitable et voisine. Déjà les bourgeois et le peuple, car ces anciens noms de guerre avaient été repris, en étaient venus aux mains avec des fortunes contraires, à Rouen, à Limoges, à Paris ; il ne se passait guère de jours sans que les propriétaires ne fussent atteints ou menacés soit dans leur capital, soit dans leurs revenus ; tantôt on voulait qu’ils fissent travailler sans vendre, tantôt qu’ils déchargeassent leurs locataires du prix des loyers, sans avoir eux-mêmes d’autres revenus pour vivre. Ils se pliaient autant qu’ils le pouvaient, à toutes ces tyrannies, et tâchaient de tirer au moins parti de leur faiblesse en la publiant. Je me rappelle avoir lu, entre autres, dans les journaux d’alors cette annonce, qui me frappe encore comme un modèle de vanité, de poltronnerie et de bêtise agréablement mêlées ensemble. « Monsieur le rédacteur, y était-il dit, j’emprunte la voix de votre journal pour prévenir mes locataires que, voulant mettre en pratique à leur égard les principes de fraternité qui doivent guider les vrais démocrates, je délivrerai à ceux de mes locataires qui le réclameront, quittance définitive du terme prochain. »

Cependant un sombre désespoir s’était emparé de