Page:Alexis de Tocqueville - L'Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866.djvu/42

Cette page a été validée par deux contributeurs.

caractère abstrait et général que je viens d’indiquer, plus elles se sont étendues, en dépit de la différence des lois, des climats et des hommes.

Les religions païennes de l’antiquité, qui étaient toutes plus ou moins liées à la constitution politique ou à l’état social de chaque peuple, et conservaient jusque dans leurs dogmes une certaine physionomie nationale et souvent municipale, se sont renfermées d’ordinaire dans les limites d’un territoire, dont on ne les vit guère sortir. Elles firent naître parfois l’intolérance et la persécution ; mais le prosélytisme leur fut presque entièrement inconnu. Aussi n’y eut-il pas de grandes révolutions religieuses dans notre Occident avant l’arrivée du christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes les barrières qui avaient arrêté les religions païennes, conquit en peu de temps une grande partie du genre humain. Je crois que ce n’est pas manquer de respect à cette sainte religion que de dire qu’elle dut, en partie, son triomphe à ce qu’elle s’était, plus qu’aucune autre, dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple, à une forme de gouvernement, à un état social, à une époque, à une race.

La Révolution française a opéré, par rapport à ce monde, précisément de la même manière que les révolutions religieuses agissent en vue de l’autre ; elle a considéré le citoyen d’une façon abstraite, en dehors de toutes les sociétés particulières, de même que les religions considèrent l’homme en général, indépendamment du pays et du temps. Elle n’a pas recherché seule-