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SUR LES MOEURS PROPREMENT DITES.

lois. Mais ces choses se tiennent, et l’on ne saurait jouir des unes sans souffrir les autres.

Ce que je viens de dire de l’amour filial et de la tendresse fraternelle, doit s’entendre de toutes les passions qui prennent spontanément leur source dans la nature elle-même.

Lorsqu’une certaine manière de penser ou de sentir est le produit d’un état particulier de l’humanité, cet état venant à changer, il ne reste rien. C’est ainsi que la loi peut attacher très-étroitement deux citoyens l’un à l’autre ; la loi abolie, ils se séparent. Il n’y avait rien de plus serré que le nœud qui unissait le vassal au seigneur, dans le monde féodal. Maintenant, ces deux hommes ne se connaissent plus. La crainte, la reconnaissance et l’amour qui les liaient jadis ont disparu. On n’en trouve point la trace.

Mais il n’en est pas ainsi des sentiments naturels à l’espèce humaine. Il est rare que la loi, en s’efforçant de plier ceux-ci d’une certaine manière, ne les énerve ; qu’en voulant y ajouter, elle ne leur ôte point quelque chose, et qu’ils ne soient pas toujours plus forts, livrés à eux-mêmes.

La démocratie qui détruit ou obscurcit presque toutes les anciennes conventions sociales, et qui empêche que les hommes ne s’arrêtent aisément à de nouvelles, fait disparaître entièrement la plupart des sentiments qui naissent de ces conven-