Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
SUR LES MOEURS PROPREMENT DITES.

de l’ambition, mais qu’il serait très-dangereux de vouloir l’appauvrir, et le comprimer outre mesure. Il faut tâcher de lui poser d’avance des bornes extrêmes, qu’on ne lui permettra jamais de franchir ; mais on doit se garder de trop gêner son essor dans l’intérieur des limites permises.

J’avoue que je redoute bien moins pour les sociétés démocratiques, l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les passions humaines ne s’y apaisent, et ne s’y abaissent en même temps ; de sorte que chaque jour l’allure du corps social devienne plus tranquille et moins haute.

Je pense donc que les chefs de ces sociétés nouvelles auraient tort de vouloir y endormir les citoyens dans un bonheur trop uni et trop paisible, et qu’il est bon qu’ils leur donnent quelquefois de difficiles et de périlleuses affaires, afin d’y élever l’ambition et de lui ouvrir un théâtre.

Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre époque, est l’orgueil.

Cela est vrai dans un certain sens : il n’y a personne, en effet, qui ne croie valoir mieux que son voisin, et qui consente à obéir à son supérieur ; mais cela ce très-faux dans un autre : car ce même homme, qui ne peut supporter ni la subordination