Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

« La peur, dit un autre, viendrait donc des objets nouveaux. Mais fort souvent ils excitent plutôt la curiosité que la peur, j’ai traversé un orage en montagne ; le jour s’était changé en nuit ; les éclairs montraient seuls les gorges profondes où j’étais, et le torrent subitement grossi ; le bruit assourdissait ; de grosses pierres tombaient sur le chemin. Le danger était nouveau pour moi et très réel ; mais ce spectacle sauvage m’occupait trop, et je n’eus pas un mouvement de peur. J’aurais plutôt dit à toutes ces forces : Hardi ! Empoignez-vous ! Et pourtant je suis bien loin d’être à l’abri de la peur. »

« On n’a peur, répondit le philosophe, que si l’on fait attention à soi ; je l’entends au sens précis, faire attention à ce que l’on éprouve dans son corps. Le commencement de la peur est un sentiment d’anxiété, qui ne naît point du tout des idées que l’on a, mais bien de ce que l’on perçoit confusément dans sa propre poitrine. Ce qui me fait peur, c’est que je sens un commencement de peur. Il n’y a point de différence entre un homme qui a peur, et un homme qui sent qu’il s’étrangle en avalant. Tout ce qui fixe notre attention au dehors guérit la peur ; c’est pourquoi la perception d’un danger, bien loin d’augmenter la peur, au contraire la chasse. D’où vient le premier choc de la peur ? Souvent d’une impression vive et inattendue. Souvent aussi d’imitation, comme dans les terreurs paniques ; car notre corps, instinctivement, imite celui du voisin ; nous bâillons de voir bâiller. C’est pourquoi une peur qui naît dans une assemblée, hors même de tout danger, peut rendre fou l’homme le plus tranquille. »

« Je me souviens, dit l’autre, moi qui n’ai pas eu peur d’un terrible orage, d’avoir senti une belle peur au spectacle, un soir que tous les spectateurs se levèrent ensemble. Et il ne m’arriva pourtant rien autre chose que de me lever sans l’avoir prévu. J’eus peur de moi. »

LXV

Je ne sais si la pitié est aussi bonne qu’on le dit. Évidemment la pitié, chez un homme injuste ou tout à fait irréfléchi, vaut mieux qu’une insensibilité de brute. Mais faire de la pitié une espèce de vertu et un remède aux maux humains, je crois que c’est trop dire.

Qu’est-ce que la pitié ? C’est une imitation automatique des souf-