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LES PROPOS D’ALAIN

semblables par le monde. C’est pourquoi on rencontre des familles qui diffèrent beaucoup les unes des autres par les règles et les maximes de la vie en commun.

Il y a des familles où il est tacitement convenu que ce qui déplaît à l’un est interdit à tous les autres. L’un est gêné par le parfum des fleurs, l’autre par les éclats de voix ; l’un exige le silence du soir et l’autre le silence du matin. Celui-ci ne veut pas qu’on touche à la religion ; celui-là grince des dents dès que l’on parle politique. Tous s'accordent les uns aux autres un droit de « veto » ; tous exercent ce droit avec majesté. L’un dit : « J’aurai la migraine toute la journée, à cause de ces fleurs » ; et l’autre : « Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit, à cause de cette porte qui a été poussée un peu trop vivement vers onze heures. » C’est à l’heure du repas, comme à une sorte de Parlement, que chacun fait ses doléances. Tous connaissent bientôt cette charte compliquée, et l’éducation n’a pas d’autre objet que de l’apprendre aux enfants. Finalement, tous sont immobiles, et se regardent, et disent des pauvretés. Cela fait une paix morne et un bonheur ennuyé. Seulement comme, tout compte fait, chacun est plus gêné par tous les autres qu’il ne les gêne, tous se croient généreux et répètent avec conviction : « Il ne faut pas vivre pour soi ; il faut penser aux autres. »

Il y a aussi d’autres familles où la fantaisie de chacun est chose sacrée, chose aimée, et où nul ne songe jamais que sa joie puisse être importune aux autres. Mais ne parlons point de ceux-là ; ce sont des égoïstes.

LXI

Agénor a manqué le bateau. Cela s’est fait par un concours de petites et stupides circonstances. Pourquoi n’a-t-il pas redit l’heure du départ à l’hôtesse et au garçon lui-même ? Pourquoi n’a-t-il pas pris une voiture, comme il fait d’ordinaire ? Belle économie ! Pourquoi, un quart d’heure avant le coup de sirène, alors qu’il attendait comme sœur Anne, n’a-t-il pas couru ? Hélas ! La confiance nous vient justement à l’approche du malheur. Et la chose s’est faite. La sirène a mugi deux fois ; le capitaine a sonné aux machines ; les roues ont battu l’eau, et le petit orchestre a lancé sa marche triomphale,