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LES PROPOS D’ALAIN

ne peut le juger sainement que si on l’aime d’abord par préjugé ; car il répond à chaque injure par un vice défini et consolidé. C’est pourquoi les satiriques font plus de mal que de bien, tout compté.

Si je dis et montre que tous les commerçants sont des voleurs, qu’arrivera-t-il d’une probité naturellement chancelante, et toujours battue en brèche par les passions et les occasions ? « Ma foi soyons voleur, puisqu’on dit que tout le monde l’est. » Pareillement ce monde parlementaire, sous les injures anarchistes ; il se croit pire qu’il n’est. Et le mal est à son comble, s’ils viennent à croire que le désordre, la frivolité, la corruption sont des fruits humains naturels.

On accepte aisément la guerre, dès qu’elle est éclairée par la haine seulement. Si l’on y voyait au contraire l’amour encore, la fraternité, toutes les forces de la paix, alors on serait mieux disposé à redresser cette prétendue nécessité, de façon que les vertus guerrières triomphent de la guerre.

C’est pourquoi notre auteur est bien touchant lorsqu’il propose, comme emblème de l’Humanité future, une mère portant son fils. L’instinct des foules avait déjà divinisé cette image, malgré une sauvage théologie, qui maudissait la nature humaine. Car c’est sous le regard de la mère que l’enfant grandit et se développe comme il faut. Le courage répond alors à l’espérance. Au lieu que celui qui se sent haï ou méprisé s’organise d’après cela, et justifie le calomniateur. Celui qui a bien saisi ce mécanisme des passions tient un grand et beau secret. Voilà, lecteur, pour tes étrennes.

LX

Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui s’habituent au bruit et ceux qui essaient de faire taire les autres. J’en ai connu beaucoup qui, lorsqu’ils travaillent ou lorsqu’ils attendent le sommeil, entrent en fureur pour une voix qui murmure ou pour une chaise un peu vivement remuée ; j’en ai connu d’autres qui s’interdisent absolument de régler les actions d’autrui ; ils aimeraient mieux perdre une précieuse idée ou deux heures de sommeil que d’arrêter les conversations, les rires et les chants du voisin.

Ces deux espèces de gens fuient leurs contraires et cherchent leurs