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LES PROPOS D’ALAIN

grossièrement. Il est impossible de poursuivre le bonheur, sinon en paroles ; et ce qui attriste surtout ceux qui cherchent le bonheur autour d’eux, c’est qu’ils n’arrivent pas du tout à le désirer. Jouer au bridge, cela ne me dit rien, parce que je n’y joue pas. La boxe et l’escrime, de même ; la musique, de même ; la lecture, de même. La science ne plaît pas en perspective ; il faut y entrer. Et il faut une contrainte au commencement, et une difficulté toujours. Un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur. Et quand l’action est commune, comme dans le jeu de cartes, ou dans la musique, ou dans la guerre, c’est alors que le bonheur est vil.

Mais il y a des bonheurs solitaires, qui portent toujours les mêmes marques, action, travail, victoire ; ainsi le bonheur de l’avare ou du collectionneur, qui du reste se ressemblent beaucoup. D’où vient que l’avarice est prise pour un vice, surtout si l’avare en vient à s’attacher aux vieilles pièces d’or, tandis que l’on admire plutôt celui qui met en vitrine des émaux, ou des ivoires, ou des peintures, ou des livres rares ? On se moque de l’avare, qui ne veut pas changer son or pour d’autres plaisirs, alors qu’il y a des collectionneurs de livres qui n’y lisent jamais de peur de les salir. Dans le vrai, ces bonheurs-là, comme tous les bonheurs, sont impossibles à goûter de loin. C’est le collectionneur qui aime les timbres-poste, et je n’y comprends rien. De même c’est le boxeur qui aime la boxe, et le chasseur qui aime la chasse, et le politique qui aime la politique. C’est dans l’action libre qu’on est heureux ; c’est par la règle que l’on se donne qu’on est heureux ; par la discipline acceptée en un mot, soit au jeu de football, soit à l’étude des sciences. Et ces obligations, vues de loin, ne plaisent pas, mais au contraire déplaisent. Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée.

LIII

Un préfet de police est, pour mon goût, l’homme le plus heureux. Pourquoi ? Parce qu’il agit toujours, et toujours dans des conditions nouvelles et imprévisibles ; tantôt contre le feu ; tantôt contre l’eau ; tantôt contre l’éboulement, tantôt contre l’écrasement ; aussi contre