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LES PROPOS D’ALAIN

l’autre, c’est le supplice de penser avec ses bras et ses jambes, et par conséquent avec ses poumons, son cœur et son ventre, car tout se tient. Seulement il est juste de remarquer que cette pensée par contracture survient moins vite chez celui-ci que chez l’autre ; son chagrin, par l’habitude qu’il a de penser, est d’abord pensée seulement. Se calmer, c’est le ramener là.

Méthode, un travail des mains. Une femme, se sentant devenir folle de chagrin, vida son armoire sur le plancher et remit toutes les choses à leur place. Heureux encore l’homme malheureux, s’il a un arbre à déraciner. Car il se produit deux effets également désirables. Ou bien la pensée suit les mains, et s’engage dans les fentes du bois. Ou bien, si la pensée s’occupe encore à ses peines, du moins l’animal est discipliné par un travail machinal ; les mouvements sont comme un massage pour l’étranglement de soi-même ; la pensée est délivrée et comme délestée. Un vieux Sage disait que le matin, pendant qu’il faisait son lit, c’était l’heure de la justice. C’est que ses forces étaient à faire son lit, non à nouer les pensées par des mouvements de passion. Je plains un colosse qui n’a rien à faire, que de penser ; il pensera avec tout son corps, et sans bonheur je le crains. C’est peut-être par ce mécanisme que les oisifs sont souvent méchants, et, par ce détour, guerriers. Pour moi je ne réfléchis convenablement qu’en faisant autre chose, comme bêcher, sarcler, clouer. C’est un os jeté au chien.

XLVIII

Chacun connaît la force d’âme des Stoïciens. Ils raisonnaient sur les passions, haine, jalousie, crainte, désespoir, et ils arrivaient ainsi à les tenir en bride, comme un bon cocher tient ses chevaux.

Un de leurs raisonnements, qui m’a toujours plu et qui m’a été utile plus d’une fois, est celui qu’ils font sur le passé et l’avenir. « Nous n’avons, disent-ils, que le présent à supporter. Ni le passé ni l’avenir ne peuvent nous accabler, puisque l’un n’existe plus, et que l’autre n’existe pas encore. »

C’est pourtant vrai. Le passé et l’avenir n’existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes. J’ai vu