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LES PROPOS D’ALAIN

volonté, car ce n’est qu’un mot, mais un organe central qui pût lancer par mille canaux une espèce de fluide vital jusqu’aux extrémités. De là cette idée d’un cerveau qui sent, qui veut, qui pense enfin. Mais ce n’était que de la scolastique solidifiée. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le cerveau est un centre pour les nerfs, par l’intermédiaire duquel les monstres marins s’excitent les uns les autres bien plus subtilement que par des frottements de voisinage, ce qui limite communément les soubresauts de l’un par les soubresauts de tous les autres. Et il ne faut point dire que le cerveau commande, mais seulement que c’est par le cerveau que la partie obéit au tout. Ce n’est pas le cerveau qui agit ; c’est le tout qui agit. Ce n’est pas le cerveau qui retient mon poing, ce sont tous mes autres organes qui retiennent mon poing. Je suis une Monarchie en apparence, une République en réalité.


XLV

Il n’est pas inutile de réfléchir sur les Folies Circulaires, et notamment sur cette « Marie triste et Marie joyeuse » qu’un de nos professeurs de psychologie a heureusement trouvée dans sa clinique. L’histoire, déjà trop oubliée, est bonne à conserver. Cette fille était gaie une semaine et triste l’autre, avec la régularité d’une horloge. Quand elle était gaie, tout marchait bien ; elle aimait la pluie comme le soleil ; les moindres marques d’amitié la jetaient dans le ravissement ; si elle pensait à quelque amour trompé, elle disait : « quelle bonne chance pour moi ! » Elle ne s’ennuyait jamais ; ses moindres pensées avaient une couleur réjouissante, comme de belles fleurs bien saines, qui plaisent toutes. Elle était dans l’état que je vous souhaite, mes amis. Car toute cruche, comme dit le Sage, a deux anses, et de même tout événement a deux aspects, toujours accablant si on veut, toujours réconfortant et consolant si l’on veut ; et l’effort qu’on fait pour être heureux n’est jamais perdu.

Mais après une semaine tout changeait de ton. Elle tombait à une langueur désespérée ; rien ne l’intéressait plus ; son regard fanait toutes choses. Elle ne croyait plus au bonheur ; elle ne croyait plus à l’affection. Personne ne l’avait jamais aimée ; et les gens avaient bien raison ; elle se jugeait sotte et ennuyeuse ; elle aggravait le mal en y