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LES PROPOS D’ALAIN

mouvement ; et cette position dépendait des pas qu’il avait faits ; chacun de ses pas, à son tour, dépendait des pas précédents, et aussi de ce qu’il voyait et entendait ; toutes les circonstances étaient liées à d’autres, au vent, à la neige, à l’heure, à la saison ; ainsi, pendant que cet homme prudent cherchait son chemin le long de la rue comme s’il avait su où il allait, les circonstances le roulaient vers l’accident comme le vent pousse les feuilles sèches et les flocons de neige.

Vous demandez, vous, qu’il se soit trouvé un mètre plus loin au moment où la pierre arrivait, et vous croyez demander peu de chose ; en réalité vous demandez un autre univers à ce moment-là, car tout se tient ; et un autre univers l’instant d’avant, et d’autres univers d’instant en instant, différents de ce qu’ils ont été, jusqu’au fond des siècles. Et peut-être un de ces changements vous aurait tué, vous qui raisonnez si bien.

Ne croyez donc pas que ce qui est aurait pu ne pas être ; c’est là une pensée d’enfant. Vous direz que cette pensée d’enfant était nécessaire comme tout le reste. Oui ; et mon discours aussi. La sagesse n’en est pas moins utile à ceux qui l’ont.

XXVI

Il y a une dizaine de siècles, dès qu’une comète se montrait, la plupart des hommes étaient comme fous. Ils attendaient des prodiges effrayants, et l’écroulement de toutes choses. En quoi ils ne se croyaient point fous, mais au contraire très raisonnables. Il faut convenir que pour eux, qui n’avaient d’autre image de l’ordre en ce monde que les mouvements réguliers des astres, une comète était déjà une espèce d’écroulement.

La folie en tout temps, fut naturellement relative à l’état des sciences, c’est-à-dire à l’éducation du sens commun. Je conçois un temps où personne ne se faisait la moindre idée de ce que nous appelons un rêve. Et comme, sans doute, ils rêvaient comme nous, c’est-à-dire brodaient, tout en dormant, sur la fatigue des yeux, le mal d’estomac, le froid aux pieds et les mille bruits qui les touchaient sans les éveiller, vous pouvez vous faire une idée des expériences qu’ils accumulaient ; car ils croyaient que leurs rêves étaient des faits réels