Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

plus de perceptions. Le vrai remède à la neurasthénie, c’est de ne penser qu’à des objets présents. »

XXIII

Michelet, assis au rivage, et voyant les vagues infatigables qui usaient la terre, leur demandait : « Que voulez-vous ? » Et il leur prêtait des voix pour répondre : « Je veux que tu meures ». Ce n’était qu’une moitié de poète, et qui sans doute avait froid. C’est un mauvais jeu que de faire chanter et danser nos petites misères sur le théâtre du monde ; ou, plutôt, c’est un mauvais rêve. Regardons mieux, les choses ne répondent pas à nos passions ; elles répondent à nos idées.

Nous voulons comprendre. C’est un autre appétit. Nous sommes incorruptibles en cela ; il nous faut des comptes bien clairs. Personne ne supporte que le résultat d’une addition dépende de celui qui la fait. Il y a un résultat vrai ; toutes les unités doivent s’y retrouver ; nous voulons, comme on dit fortement, nous y retrouver. Dans la nature aussi, nous voulons nous y retrouver. Je ne reçois pas, je n’admets pas qu’une seule goutte d’eau soit perdue. Dans cette cuvette, les vagues vont et viennent ; chaque goutte soulevée au-dessus des autres va retomber par son poids en repoussant les autres ; et les autres sont soulevées à côté comme un plateau par l’autre dans une balance, jusqu’à l’équilibre, qui fera une surface bien unie. Cette petite mer à mes pieds, sur la plage, cette petite mer grande comme un mouchoir dessine sa bordure à chaque instant, autour d’un caillou et d’un coquillage, selon une sagesse irréprochable. Le grand Océan aussi, je le sais, jusqu’au loin, jusqu’au fond, jusqu’à la lune et jusqu’au soleil, qui tirent sur les marées. Plus j’y regarde et plus je le sais. Tout cela s’engrène et s’emboîte et s’ajuste pour ma satisfaction. L’Univers est irréprochable. Je sais aussi que la petite mer peut me mouiller les pieds, et que le grand Océan peut me noyer ; mais ces reproches-là sont d’un tout autre genre ; autant que je veux non pas n’être ni mouillé ni noyé, mais contempler un ordre qui réponde à ce que j’exige d’une explication, je suis satisfait. Les vagues répondent parfaitement bien. Dans la plus furieuse tempête, chaque goutte d’eau a justement le seul lieu et le seul mouvement qu’elle puisse avoir