Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

souvent que je l’ai lue. L’heure matinale, la terre des hommes étendue à leurs pieds, la fumée des villages, tous ces travaux visibles, et les grandes forces autour d’eux, torrents et rochers, selon la Nécessité, quelle vision pour le cœur qui s’éveille ! Le disciple est homme ; son regard humain vole de clocher en clocher. Foi, espérance, charité, nobles choses humaines. Ce mouvement de cœur est vrai ; ceux qui ne le connaissent point ne sont jamais nés ; ceux qui ne le sentent plus sont déjà morts.

« Toutes les fois qu’on me parle de Dieu, c’est qu’on en veut à ma liberté ou à ma bourse. » Il faut penser cela ; il faut dire cela. Mais quoi ? Jean-Jacques ne fut-il pas le maître de Proudhon, avant d’être le mien ? Oui, il y a une religion organisée contre les plus justes mouvements du cœur ; oui, contre la foi, contre l’espérance, contre la charité. Le pape a bien voulu nous le rappeler ; oui, et que l’inégalité n’est pas injuste, puisque Dieu l’a voulue ; que la justice c’est l’obéissance ; que la charité et le pauvre iront éternellement dans cette sombre vallée, l’un traînant l’autre, pour le salut des riches. Mais que me font ces petits anathèmes ? Jean-Jacques disait : « Pourquoi cet homme entre Dieu et moi ? » Je veux bien faire, pour cette fois, la leçon au maître, et lui dire à mon tour : « Pourquoi ce Dieu entre la justice et moi ? » Mais je vois que le maître sourit. J’ai bien suivi le mouvement de sa pensée ; j’ai bien saisi cette vallée lumineuse, ces forces mesurées, tous ces travaux humains. C’est bien l’homme qui a inventé la justice ; c’est bien l’homme qui a inventé Dieu. Dans ce mouvement de cœur, au-dessus des petites passions, dans ce mouvement humain je recrée l’une et l’autre ; et les mots n’y font rien. Je sens qu’il faut travailler avec foi, avec espérance, avec charité, à la grande œuvre humaine. Je sais que le pape n’est pas de cette religion là ; je le sais, puisqu’il me le dit. Mais la bonne femme qui dit son chapelet, comment saurai-je si sa méditation ne va pas plus loin que ses paroles ? Toute bonne volonté remue toujours et soulève toujours toute la pensée humaine. Je me moque de son Dieu, mais je crois en cette pauvre bonne femme. Ô noble Jean-Jacques, que ton discours m’emporte où il voudra, je n’ai point peur du loup-garou.