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LES PROPOS D’ALAIN

l’on dirait que les hommes trouvèrent leur plus haut plaisir à se battre et à mourir. Dans le fond, ce qui leur plaisait, ce n’était pas spécialement la bataille, c’était l’action en commun.

De cette joie est née la poésie. Tous sentent quelque puissance invisible, qui agit à la fois en chacun d’eux et hors d’eux ; tous la cherchent ; tous veulent donner un corps à cette âme ; ce corps, ce sera le chef ou le prêtre, ou le prophète, ou quelque dieu qu’ils finiront par voir et toucher. Le Christ a dit une profonde parole : « Toutes les fois que vous serez réunis, je serai avec vous. »

À bien regarder, il n’y a rien de plus dans ces prodigieux sentiments que ce que l’on observe dans un mouvement de terreur panique ; ce n’est toujours que la passion grandie, et l’animal divinisé. Autant qu’on peut savoir, la puissance proprement humaine, que nous appelons raison, vient d’une tout autre source. Elle est née, sans doute, dans les pays froids, pendant les longs hivers, alors qu’il faut fermer sa maison et vivre chacun avec soi. La Science, par ses calculs, par ses machines, par ses catapultes, par ses canons, devait vaincre la poésie ; la Justice devait vaincre l’Amour. Mais le combat dure encore et durera longtemps. Les hommes, même les plus raisonnables, ont une tendresse pour les dieux et pour la musique qui me fait penser que la guerre durera encore longtemps parmi nous. Les Muses protègent la retraite des dieux.

CLXX

La prière avait du bon. C’était un mouvement du cœur pour s’accommoder aux choses. Mais Dieu a tout gâté. On tombe alors dans la paresse imbécile, ou dans la crainte, ou dans la fureur. Paresse et crainte, c’est esclavage ; fureur, c’est déjà folie ; et il y a de tout cela un peu, il me semble, dans le fanatisme d’un moine. L’enfant a peur dans la nuit ; de ce sentiment naturel, et même utile à ceux de son âge, il fait une chose, et c’est le loup-garou ; et comme le loup-garou passe par le trou des serrures, voilà la prudence qui devient folie. C’est à peu près ainsi que, l’homme ayant créé Dieu, Dieu a créé le moine.

J’ai admiré la fameuse profession de foi du vicaire Savoyard, aussi