Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/227

Cette page a été validée par deux contributeurs.
LES PROPOS D’ALAIN

seulement pas comment une roue pousse l’autre dans le tournebroche, mais il sait comment le désir, le regret et la colère s’arrangent dans le discours intérieur. Il n’a point lu dans le tournebroche ; il n’a pas remarqué si les fumées de Saint-Sever montent ou descendent, ni par quel vent ; mais il a lu Andromaque, et il est capable d’étaler sur son bureau de psychologue les rouages d’un homme. Il démonte et remonte. Il vous compose un caractère, d’où il fait sortir, hélas, des pensées, des projets, des actes. C’est faux comme une confidence, et même bien plus ; car dans une confidence, il y a vraiment des yeux qui regardent.

Dans Kipling, au contraire, je retrouve l’homme tel que je le vois, tournebroche fait de tournebroches, à ne jamais savoir comment ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre ; et, quand ils parlent, on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone.


CLXV

Je mets Tolstoï très haut ; c’est comme un phare qui éclaire la mer. Mais, chose à remarquer, je ne suis pas saisi surtout par ce que l’on appelle communément ses idées. Elles sont très simples, et assez évidentes. Je dirais presque trop simples, trop évidentes. Il y a des injustices partout où il y a des hommes ; il est aisé de les voir, de remonter jusqu’à leurs causes, et de dire que, si tous les hommes vivaient selon la raison au lieu de suivre leurs passions, tout irait bien. Le difficile c’est de trouver quelque combinaison bâtarde qui fasse un peu de vertu au moyen d’un certain engrenage des vices ; mais c’est justement ce dont Tolstoï ne se soucie point. C’est pourquoi on peut dire que son Évangile renouvelé ne changera pas grand chose sur la terre. Car tous connaissent la perfection ; chacun peut former l’idée d’une vie humaine qui ne nuirait à personne ; chacun peut construire une Icarie. Mais on ne vit pas en Icarie ; le difficile n’est pas de définir la perfection en idée, mais bien de limiter l’imperfection en fait. Pour terminer là-dessus, remarquons une chose, c’est que tous les sages sont vieux ; la sagesse vient après les passions, comme les célèbres carabiniers.